Le deuxième numéro
du bulletin de la Texte intégral
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1853 |
BULLETINS DE LA SOCIÉTÉ D’EMULATION DE L'ARRONDISSEMENT DE MONTARGIS.
N°II
FABRIQUE
DE CAOUTCHOUC A MONTARGIS.
HISTOIRE
CHIMIQUE ET INDUSTRIELLE DU
CAOUTCHOUC,
PAR
LE DOCTEUR HUETTE.
L Découverte du Caoutchouc
Il
y a cent ans, lorsque La Condamine, voyageur français, découvrit, sur les
bords de la rivière des Amazones, l'Hévée , arbre gigantesque qui produit le
caoutchouc, (1) on était loin de soupçonner que ce végétal
fournirait un jour la matière d'une branche de commerce considérable. Cette
singulière substance qui, longtemps, ne fut pour
nous qu'un objet de curiosité , était cependant utilisée par les Indiens du
centre de l'Amérique du sud. L'instinct des peuplades sauvages avait devancé
en applications ingénieuses l'industrie des nations civilisées. Outre les
flambeaux
sans mèches, uniquement faits de caoutchouc et répandant une lumière éclatante,
quelques tribus, en mêlant la sève de l'hévée avec la sève d'autres arbres,
produisant des gommes analogues, obtiennent des pâtes malléables destinées à
reproduire en sculpture toutes sortes d'objets. Le secret de ces compositions ne
nous est point connu. D'autres tribus ont encore la spécialité des vases et
bouteilles qu'elles fabriquent de la manière suivante. A l'époque des pluies
les sauvages pratiquent sur le tronc
des arbres à caoutchouc (hévée, ficus
elastica, etc.) des incisions par
lesquelles le suc laiteux s'écoule; on le
reçoit alors sur des moules d'argile
de différentes formes où il se concrète couche par couche. Chaque famille
d'Indien imprime en dessins grossiers son blason sur l'enveloppe élastique qui
prend la forme du moule d'argile. On retire ensuite le moule par une ouverture
laissée ad hoc en le brisant ou en le
détrempant dans l'eau. C'est ainsi que le caoutchouc nous est longtemps parvenu
sous forme de poires creuses gravées de figures bizarres.
Les
Omaguas ont une coutume bizarre (2). Ils adaptent une canule
de bois au goulot des
bouteilles
qu'ils remplissent d'eau pour s'en servir comme d'une seringue en pressant la
bouteille. Chez ces sauvages, il est de haute politesse de présenter, à
l'heure des repas, un semblable appareil rempli d'eau aux invités qui ne
manquent point d'en faire usage avant de se mettre à table pour avoir.
plus d'appétit. Ce singulier apéritif a fait nommer, par les
Portugais,
l'hévée Pao de
Xiringua, bois
de
seringue.
La
découverte de La Condamine eut le sort de presque toutes les découvertes
utiles. On y accorda peu d'attention, et il n'a pas fallu moins d'un siècle aux
recherches des savants et aux essais des industriels pour donner au caoutchouc
l'importance qu'il a acquise de nos jours. Il est facile de s'en convaincre. En
1751 (3) La Condamine lit à l'Académie des sciences un long
mémoire sur la gomme élastique découverte par lui quelques années avant; il
invite les savants à en étudier les propriétés, à rechercher le parti qu'on
pourrait en tirer, et près d'un demi siècle s'écoule sans que le caoutchouc
serve à autre chose qu'à effacer les traces de crayon sur le papier. Encore
faut-il avouer que cette singulière propriété n'a été révélée en France
que vingt ans plus tard (1771) par Magellan, qui l'avait. observée en
Angleterre. Les premiers tubes en caoutchouc sont fabriqués en 1790 par
Grassard, à l'aide de lanières découpées et
soudées entre elles au moyen de la chaleur. La solubilité du caoutchouc dans
l'éther, phénomène capital qui servira de base plus tard à bien des
industries, et spécialement à la fabrication des sondes et instruments de
chirurgie, est reconnue par Macquer et par Fourcroy en 1790. Mais, cette propriété
n'est sérieusement utilisée sur une vaste échelle qu'en 1825-1830 par
Mackintosh. L'éther étant d'un prix trop élevé pour être employé dans la
fabrication en grand, Mackintosh dissout le caoutchouc dans des huiles grasses
ou essentielles, et en étendant une couche de cette dissolution entre deux
tissus, il fabrique des vêtements imperméables qui ont longtemps porté le nom
de leur inventeur. Vers 1830 MM. Rattier et Guibal, en France,
perfectionnent les procédés de Mackintosh et parviennent à filer et à
tisser le caoutchouc.
Si
les faits et les dates révèlent ici avec quelle lenteur l'esprit humain marche
parfois dans la voie des applications pratiques, du moins prouvent-ils combien
les progrès récents des sciences peuvent féconder les découvertes en
apparence stériles que le hasard jette sous nos pas. Aujourd'hui les chimistes
connaissent mieux la composition et les propriétés du caoutchouc. Tel qu'on le
retire des plantes qui le produisent, c'est un liquide d'un blanc laiteux composé
de carbone et d'hydrogène, C8
H7 renfermé
en vase clos il reste blanc et liquide; exposé au contact de l'air il durcit et
brunit; une chaleur douce le ramollit, le rend souple et élastique; le froid le
contracte et lui enlève son élasticité ; l'eau et l'alcool sont sans action
sur lui, mais l'éther , le chloroforme, les essences et les huiles grasses
peuvent le dissoudre dans des proportions variables; Une haute température,
150" à 200 le rend visqueux et fluent; il brûle 'en répandant une flamme
'lumineuse.
Le
meilleur dissolvant du caoutchouc est la caoutchoucine, huile
particulière provenant de la distillation sèche du caoutchouc. L'huile de
naphte dissout également très bien le caoutchouc, et M. Jefferey a inventé
tout récemment, sous lé nom de glu-marine,
une
espèce de colle qui n'est autre chose qu'une solution de caoutchouc et de
gomme-laque dans l'huile de naphte (4). Cette préparation
qui unit très solidement les pièces de bois des constructions maritimes est
susceptible d'acquérir une grande importance.
II.
Volcanisation.
Malgré
bien des essais et des perfectionnements nouveaux apportés de jour en jour dans
la fabrication du caoutchouc, les usages en restèrent fort restreints jusqu'à
l'époque de la découverte de la volcanisation.
Cette
opération, par laquelle on combine une proportion
indéterminée de soufre avec la gomme élastique, communique à cette dernière
substance des propriétés nouvelles très remarquables.
Le
caoutchouc volcanisé conserve sa souplesse et son élasticité au dessous de zéro;
il supporte, sans se ramollir ni devenir adhésif, une température de 100°;
enfin, d'après les expériences de M. Payen, l'imperméabilité du caoutchouc
volcanisé est cinq fois plus considérable que celle du caoutchouc normal (5).
La
volcanisation à tout à coup étendu la sphère des applications usuelles de la
gomme élastique : elle a donné à ce produit une importance commerciale
extraordinaire en inspirant la création d'un nombre infini d'industries
nouvelles rendues possibles par cette admirable découverte. En France, M.
Gariel, comprenant tout le parti qu'en peut tirer la pratique chirurgicale, a déjà
doté la science des instruments les plus ingénieux.
L'honneur
de la découverte de la volcanisation revient sans partage à l'américain
Goodyear, et non au manufacturier Hancock, ainsi qu'on le croit généralement.
Hancock avait vu en Angleterre des échantillons de caoutchouc volcanisé,
fabriqués à New-Yorck, par Goodyear; mis sur la trace de la combinaison du
soufre avec le caoutchouc par la couleur et l'odeur spécifique des objets, il
fit quelques essais et réussit en 1843 à volcaniser d'après un procédé que
nous décrivons plus loin. Or, comme Goodyear en exposant ses produits en
Angleterre, n'avait point révélé le secret de leur composition, ne pouvant
alors mettre sa découverte sous la protection d'un brevet onéreux, Hancock put
être considéré comme inventeur et patenté comme tel.
La
vie de Goodyear présente des vicissitudes qu'on ne saurait taire, parce
qu'elles prouvent ce que peut le génie de la persévérance uni à la plus
patiente résignation. Convaincu des obstacles que rencontrera toujours
l'application industrielle dans l'inconvénient qu'a la gomme élastique de
perdre son élasticité au froid et de devenir adhésive par la chaleur,
Goodyear voulut modifier les propriétés de cette substance en y incorporant
d'autres matières. La possibilité d'un résultat aussi important le préoccupa
une partie de sa vie, et il passa plusieurs années à faire des expériences
ruineuses qui le réduisirent, lui et sa famille, à un état voisin de la misère:
Le mauvais état de ses affaires le conduisit en prison. Sous les verrous il
poursuivit. avec une courageuse obstination son projet de perfectionner le
caoutchouc et fit appel à la générosité de quelques industriels qui le traitèrent
de fou. Rendu à la liberté il ne se découragea pas. Ni la misère, ni les
sarcasmes blessants des industriels, ni les souffrances d'une famille nombreuse
ne lassèrent l'opiniâtreté de cet infatigable chercheur qui devait un jour
ouvrir aux sciences, à l'industrie et à
l'exportation américaine une mine inépuisable de ressources et de fortune.
En
effet, dès 1834, Goodyear obtenait un brevet en Amérique pour avoir empêché
le caoutchouc de devenir adhésif par la chaleur en le mêlant avec du silicate
de magnésie. Un an plus
tard,
nouveau brevet pour l'application des acides à la conservation du caoutchouc.
En 1838, troisième. brevet pour la fabrication de la chaussure. Enfin, la découverte
de la volcanisation, en couronnant tant d'ingénieux et pénibles efforts, réalisa
ce qu'avait si laborieusement cherché Goodyear, et lui assura en Amérique
gloire et prospérité. Cependant, Goodyear, eut le sort des inventeurs pauvres,
il fut exploité et volé; il eut à soutenir de nombreux procès. Mais sa cause
trouva d'éloquents et chaleureux défenseurs dans le célèbre avocat James
Brady, et surtout dans l'un des plus grands hommes des Etats-Unis, le ministre
d'État Daniel Webster qui publia un discours très remarquable sur la vie et
les travaux de Goodyear. (6) L’heureuse issue de ces procès,
en donnant à la supériorité des procédés de Goodyear une publicité méritée,
a consacré en sa faveur une priorité d'invention que l'Angleterre
revendiquerait aujourd'hui vainement.
La
volcanisation du caoutchouc
peut se pratiquer de différentes manières. On volcanise à chaud en plongeant
le caoutchouc laminé pendant deux ou trois heures dans du soufre fondu à 112°,
116° puis on l'expose dans une étuve chauffée de 150 à 160° où la
transformation s'opère en quelques minutes. D'après les recherches récentes
de M. Payen, le caoutchouc recèlerait alors du soufre sous deux états différents
: un ou deux centièmes sont retenus en combinaison intime; le surplus reste
simplement interposé dans les pores sans que la composition du caoutchouc soit
modifiée dans la formule C8 H7.
Les
objets volcanisés par ce procédé, conservent une forte odeur de soufre; ils
noircissent en les sulfurant les métaux ( or, cuivre, argent et. plomb ) avec
lesquels ils sont en contact. On peut obvier en partie à ces inconvénients en dévolcanisant
ou désulfurant le
caoutchouc, c'est-à-dire en lui enlevant une partie du soufre interposé. Ce résultat
est facilement obtenu avec des solutions de soude ou de potasse caustique. Le
sulfure de carbone, l'essence de thérébentine, la benzine et
l'éther anhydre agissent de la même manière.
M.
Parkes, de Birmingham, et M, Péroncel, de Paris, ont imaginé une méthode de
volcanisation à froid qui consiste à plonger les objets de caoutchouc normal
dans une solution contenant 2, 5 de chlorure de soufre pour 100 de sulfure de
carbone; au bout d'une minute on les retire et on les met sécher dans une étuve
chauffée à 22 ou 25°.
III.
Une
immense usine destinée à la fabrication d'objets en caoutchouc volcanisé,
vient d'être établie à Montargis par M. Hiram Hutchinson, de New-Yorck, le
premier fondateur de cette industrie en Amérique.
Dans
ce vaste et curieux établissement la volcanisation doit être pratiquée d'après
les procédés de Goodyear. On mêle le caoutchouc avec du soufre, du blanc de céruse,
de la litharge et du noir de fumée, le tout dans des proportion variables
suivant le résultat qu'on veut obtenir. Le mélange est broyé entre d'énormes
cylindres et réduit en une pâte homogène qu'on soumet ensuite pendant sept
heures à la chaleur d'une étuve dont la température est élevée de 160 à
180°.
Parmi
les substances présentant quelque analogie avec le caoutchouc, il en est une
qui doit jouer un rôle important dans la fabrique de Montargis, c'est la Gutta-Percha.
Cette
gomme-résine, importée d'Asie en France il y a six ans seulement, est produite
par un arbre de la famille des sapotées, croissant abondamment en Malaisie et
dans l'île de Singapore. La gutta-percha n'a point l'élasticité du
caoutchouc; sa consistance est celle du fort cuir ou du carton. Elle possède la
singulière propriété de se ramollir dans l'eau chauffée de 90 à
100°, et il est alors facile de 1a pétrir et de la mouler sous différentes
formes ou empreintes qu'elle conserve après le refroidissement en reprenant sa
dureté ordinaire. La gutta-percha est très soluble dans le sulfure de carbone
et dans le chloroforme. On emploie ces excipients pour fabriquer des vernis qui
laissent à la surface des objets une pellicule mince de gutta-percha. En médecine,
de semblables dissolutions peuvent être utilisées pour recouvrir des plaies ou
ulcères qu'il faut préserver du contact de l'air. Mélangée avec du liège en
poudre, de la gélatine et de la mélasse la gutta-percha sert, en Angleterre,
à fabriquer des bouchons imperméables. En mélangeant la gutta-percha avec du
caoutchouc à l'aide de la chaleur ou d'un
dissolvant commun (éther, essences, etc.). on obtient des compositions mixtes
qui ont, suivant les proportions du mélange, des propriétés intermédiaires
dont M. Hutchinson se propose de tirer un parti avantageux pour les produits qui
sortiront de sa manufacture (7).
La
compagnie américaine dirigée par M. Hutchinson a acheté lé brevet de
Goodyear et doit exploiter ses procédés. La fabrique de Montargis est organisée
sur un plan colossal. Les machines hydrauliques et à vapeur y représentent une
force de près de deux cents chevaux. La matière première employée provient
en grande partie de la Bolivie et de la Guyane, où M. Hutchinson possède de
vastes forêts peuplées d'arbres à caoutchouc. Indépendamment du caoutchouc,
l'usine doit employer annuellement d'autres matières dans les proportions
suivantes : cotonnades. 100,000 mètres; soufre, 30,000 kilogr.; litharge,
25,000 kilogr. ; carbonate de plomb, 25,000 kilogr. ; noir de fumée, 20,000
kilogr. La fabrication des souliers y est organisée de manière à produire
5,000 paires de chaussures par jour.
Après
plusieurs années consacrée exclusivement à la fabrication des souliers, les
machines seront employées à la confection d'autres produits. L'infinie variété
des objets usuels déjà fabriqués à New-Yorck par les procédés de Goodyear
laisse prévoir les innombrables applications auxquelles les besoins des arts et
de l'industrie en France conduiront nécessairement la fabrique de Montargis.
Il
est inutile d'insister sur l'importance d'un établissement qui vient à la fois
consommer une quantité considérable de matières premières fabriquées en
France et enrichir notre commerce d'un élément nouveau d'exportation. On
comprendra également sans peine que le succès et la prospérité d'une
semblable entreprise intéressent au plus haut point notre population ouvrière.
A ce, titre, l'installation de la compagnie américaine à Montargis est une
bonne fortune non seulement pour l'arrondissement, mais encore pour le département
tout entier.
Dr.
HUETTE..
(1)
L'Hévée
n'est pas le seul arbre qui produise le caoutchouc. Le figuier d'Inde,
le Jacquier, le Camiphora de Madagascar, ete., en contiennent des quantités
notables. Les chimistes out rencontré
des traces de gomme élastique dans
le suc de quelques plantes de nos climats et notamment dans le gui de chêne,
dans le suc des Euphorbes, de la laitue; des pavots et du figuier
(2)
Valmont de
Bomare, Histoire naturelle.
(3)
Voir
Mémoires de l'Académie des sciences. (1751)
et relation de
la rivière des
Amazones par
La
Condamine (1746).
(4)
Découpez
deux à quatre parties de caoutchouc en lanières; mettez-les en macération
dans trente-quatre parties d'huile de naphte à un feu doux; agitez. Quand la
dissolution a la consistance d'une crème épaisse, ajoutez soixante-deux à
soixante-quatre parties de gomme-laque réduite en poudre ; chauffez. Quand la
fusion est complète, étendez avec un pinceau sur les pièces à assembler et
plongez dans l'eau froide.
(5)
Comptes-rendus
de l'Académie des sciences,1852
(6)
l°
Decision in the great india rubber case of Ch. Goodyear vs.
H.
Day. - New-Yorck, septembre 1852. - 2° Speech of the Hon. Daniel
webster in the great india rubber suit etc. -New-Yorck, mars 1853.
(7)
Nous rappellerons ici qu'au rapport de
Fresneau, ingénieur attaché à la colonie de Cayenne (1746), les sauvages
Coussaris, connaissaient un arbre produisant une gomme non élastique, insensible au froid,
à la chaleur et pouvant être
employée pour des courroies semblables
à du cuir. On reconnaît facilement dans la description de Fresneau
toutes les propriétés de la gutta-percha. L'auteur que nous citons, indique
aussi qu'on peut obtenir une substance ayant des propriétés analogues en mêlant
le suc du Mopa, espèce de poirier, avec le suc du Comaçoï, figuier
sauvage. ( voyez Journal de
physique, 1781, Mémoire de
Bernard).
Montargis.
- Imprimerie de Chretien.
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