Le huitième numéro
du bulletin de la Texte intégral
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1856 |
BULLETINS
DE LA SOCIÉTÉ D'ÉMULATION DE
L'ARRONDISSEMENT DE MONTARGIS.
N°
VIII
LETTRES
DE BERNARDIN DE SAINT-PIERRE A GIRODET,
publiées
par
M. le
baron
de GIRARDOT.
La
Société d'émulation s'est donné la mission de rechercher tout ce qui se
rattache au souvenir des hommes qui ont illustré l'arrondissement de Montargis.
C'est
à ce titre qu'elle publie aujourd'hui quelques documents relatifs à Girodet.
Ce sont des lettres de Bernardin de Saint-Pierre qui avait désiré enrichir sa
belle édition de Paul et Virginie de gravures d'après les plus illustres maîtres
de son temps.
Cette
édition de Paul et Virginie, augmentée d'un nouveau préambule dont Girodet se
montre grand admirateur dans sa correspondance, a été imprimée par P. Didot
l'aîné, en 1806, grand in-4° sur papier vélin; elle est ornée de sept
belles gravures et coûtait 72 francs aux souscripteurs, 120 francs avec les
gravures avant la lettre, 240 francs, figures peintes.
- Des exemplaires in-folio 120 francs, avant la lettre, 168 francs, avec
les figures coloriées 288 francs. - Elle n'a pas conservé ces prix élevés. -
Il en existe un exemplaire sur vélin avec les dessins originaux.
Girodet
fut un des artistes choisis par Bernardin de Saint-Pierre. Ce choix donna lieu
à une correspondance dont nous publions ici une partie , les réponses de
Girodet ayant été imprimées dans ses oeuvres posthumes publiées par M.
Coupin , en 1829 (*). - Les originaux nous ont été communiqués par madame
Boutray, nièce de Girodet.
Bon
DE GIRARDOT.
(*)
Oeuvres posthumes de Girodet-Trioson, peintre d'histoire, suivies de sa
correspondance, précédées d'une notice historique, et mises en ordre par
P.-A. Coupin. Paris, J. Renouard, 1829, 2 vol. in-8°, fig.
1.
J'avais
toujours souhaité qu'un artiste aussi distingué que M. Giraudet voulût bien
concourir, par ses rares talents, à donner de la célébrité à l'édition
in-4° de Paul
et
Virginie que j'ai projetée. Mais il était absent de Paris lorsque je fus chez lui
pour
l'en prier. Je pense qu'il a pressenti mes intentions
lorsque, dernièrement, il m'a accueilli avec des offres de service et des témoignages
d'amitié que je n'ai pas oubliés. Heureusement pour moi,
un
des coopérateurs qui, à son défaut, s'était chargé de me composer le sujet
dé Paul et Virginie
Si
M. Giraudet consent à répandre un rayon de sa célébrité sur mes travaux, je
le prie de m'indiquer le jour, l’heure et le lieu
où
je pourrai l'en entretenir plus en détail. En attendant, j'ai l'honneur de
l'assurer de la plus haute considération pour ses talents et ses conceptions
enchantées.
DE
SAINT-PIERRE.
Paris,
ce 22 Germinal, an 12.
Hôtel
de Broglie, rue de Varennes, faubourg Saint-Germain.
A
Monsieur,
Monsieur
Giraudet, peintre, Au Louvre.
Girodet
répondit qu'occupé à des travaux qui intéressaient la famille du premier
Consul, il ne pourrait satisfaire au désir de Bernardin de Saint-Pierre, si le
terme indiqué était invariablement fixé, que, depuis les dessins qu'il avait
fait pour M. Didot, il avait totalement renoncé à ce genre aride de travail;
qu'avec plus de temps, pour répondre à ses témoignages d'estime, il lui
ferait un dessin l'hiver suivant; heureux de lui donner un témoignage
d'admiration pour ses talents supérieurs, et de reconnaissance pour les leçons
qu'il avait puisées dans la lecture de ses ouvrages.
2.
Paris,
ce 16 floréal an 12.
Hôtel
de Broglie, rue de Varennes, en face la rue de Bourgogne, faubourg
Saint-Germain.
Monsieur,
Vous
m'avez fait l'amitié de me promettre de venir me voir. Comme vos moments sont
précieux, il me semble que ceux qui s'approchent du soir sont ceux de la
dissipation et du repos. Obligez-moi d'accepter, pour vendredy ou samedy, à
votre choix, un dîner, de famille, vous trouverez chez moi un artiste qui connaît
tout le prix de vos talents, et qui s'occupera à dessiner mon portrait pour la
même édition que vous devez enrichir d'une de vos compositions : quoique vous
ne m'en ayez promis
Salut
et fraternité.
DE
SAINT-PIERRE.
Cette
lettre resta, longtemps sans réponse, enfin, Girodet fit connaître à
Bernardin de Saint-Pierre la cause de son silence, il ne quittait pas le jeune
Trioson, malade, et le père qui, bientôt privé de son fils, adopta le grand
peintre qui a immortalisé son nom.
3.
Je
scais que M. Giraudet ne m'a promis Paul et Virginie traversant la rivière des
Trois-Mamelles que pour un temps qui n'est encore que trop éloigné. Mais,
puisqu'il a eu la complaisance de m'en montrer un charmant croquis, il
m'obligerait beaucoup d'en achever le dessin. Je le donnerais aussitôt
à un de nos meilleurs graveurs à son choix ; le temps passe, et j'ai tant de
choses à faire aller ensemble pour remplir mes engagements que je crains bien
d'en manquer. Je le prie donc de m'indiquer le jour où il pourra me rendre le
service de me livrer ce dessein, au commencement ou à la fin d'un petit dîner
semblable à celui où se trouva son ami Lafitte qui l'y accompagnera avec tout
autre convive qui pourra lui être agréable.
Je
le prie d'excuser mon importunité; ce sera m'obliger plusieurs fois que de
m'obliger pour là chose, le temps et l'invitation.
Je
le prie d'agréer tous mes voeux.
DE
SAINT-PIERRE.
Paris,
ce 15 prairial an 12.
Hôtel
de Broglie, rue de Varennes.
Comme
la rivière des Trois-Mamelles descend d'une montagne surmontée de trois mornes
ou pitons qui en ont la forme, ne serait il pas à propos de figurer celle-ci
dans le lointain.
4.
Jugez
si je dois respecter votre douleur et celle de votre ami, moi qui viens de
perdre, il y a trois jours, mon petit Bernardin qui faisait nos délices. Sa mère
en est au désespoir et je passe aussi mon temps à la consoler. Je sens tout le
poids des raisons qui motivent un retard si légitime... Disposez
Agréez
mes voeux pour votre prospérité et celle de votre ami.
DE
SAINT-PIERRE.
Paris,
ce 25 germinal an 12.
5.
Je
trouve mes calculs un peu dérangés par la lettre que M. Girodet vient de
m'envoyer, où M. Roger demande 1,200 francs pour la gravure du dessin charmant
de Paul et Virginie. J'ai annoncé, dans mon prospectus, que les dessins de mon
édition, le portrait excepté, seraient gravés au pointillé, en manière
anglaise. Ainsi le dessin de Moreau le jeune, qui contient six personnages avec
un paysage de nuit a été livré au graveur choisi par M. Moreau pour le prix
de 1,000 livres, gravé au pointillé, relevé de burin.
Maintenant, M. Roger dont la réputation est, sans contredit, la première dans ce genre, demande 1,200 livres pour un dessin où il n'y a que deux figures, à la vérité exécuté presque tout au burin. N'y aura-t-il pas disparatte dans ces deux planches pour l'exécution de la gravure? Je m'en rapporte à M. Girodet.
S'il
n'y en trouve point et s'il trouve raisonnable le
prix que j'aurais désiré mettre au niveau de la planche de Moreau, je payerai,
suivant les intentions de M. Roger, les deux tiers aux deux époques qu'il
propose, et le troisième tiers trois mois après le 15 messidor an 13, époque
de la vente, afin qu'il puisse me rentrer des fonds, tant de mes souscripteurs
qui n'ont payé que moitié, que du public, duquel tiers je lui ferai un billet
à ordre, bien entendu que la planche me sera livrée au 15 germinal an 13, afin
qu'on ait le temps de travailler aux exemplaires peints. Si ces propositions
conviennent à M. Roger, il se donnera la peine de passer chez moi où nous en
signerons mutuellement l'acte sur le registre de mes souscripteurs, comme ont
fait les deux graveurs précédents. Je lui en délivrerai copie.
Ma
femme est très-sensible au souvenir de M. Girodet auquel je suis redevable à
beaucoup d'égards. Je le prie d'agréer tous mes vœux.
DE
SAINT-PIERRE.
Paris,
ce dimanche.
6.
Salut,
honneur et prospérité.
DE
SAINT PIERRE.
Paris,
le
16 fructidor an 12.
7.
M.
Moreau, le jeune, m'a demandé mon consentement pour exposer son dessin au
Louvre. J'y ai consenti d'autant plus volontiers qu'il peut contribuer à
augmenter le nombre de mes souscripteurs, à condition, néanmoins, qu'il ne
retardera pas la gravure. Si, à cette condition, celui de M. Girodet pouvait
paraître au salon une huitaine de jours, cela ferait le plus grand honneur à
mon édition. Mais je dois observer que M. Roger s'est encore chargé, pour le même
ouvrage, de graver un dessin de M. Prudhon. Je prie M. Girodet de décider si le
temps nous suffira.
J'ai
l'honneur de le saluer.
DE
SAINT-PIERRE.
Paris,
ce 19 fructidor an 12.
8.
Il
me semble, moderne Raphaël, que votre beau dessin a reçu assez
d'applaudissements au Muséum, il est temps que l'Europe jouisse au moins de sa
traduction. Votre graveur ou traducteur, M. Roger, est de retour à Paris depuis
hier lundi, il n'a pas
J'espère que vous ne perdrez pas de vue vos deux enfants, Paul et
Virginie. C'est l'innocence, l'amour et la peur qui ont chargé Virginie sur les
épaules de son amant sortant de l'adolescence et faisant le premier essai de
ses forces. Je préfère ce dessin, pour son sujet et son expression, au
monstrueux Centaure enlevant Dejanire à Hercule.
Je
souhaiterais que vous recommandiez à M. Roger de faire tirer vingt-quatre
exemplaires d'eaux fortes sur autant de feuilles in-folio de papier vélin que
je lui fournirai. On m'a dit qu'en cet état elles pouvaient servir pour les
exemplaires des gravures peintes. Si cela est, je gagnerai du temps.
Recevez,
en attendant que je puisse vous donner des témoignages de ma reconnaissance,
dans l'édition que vous enrichissez, un exemplaire, papier vélin de l'édition
in-8° de mes Etudes de la Nature qui vient de paraître ; c'est une bien faible
marque de l'estime et de l'amitié que vous m'avez inspirées.
Salut
et fraternité.
DE
SAINT-PIERRE.
Paris,
ce 24 vendemiaire, an 13.
9.
Je
suis venu, pour la seconde fois, prier M. Girodet de mettre en couleurs son
superbe dessin de
Paul et Virginie. Je lui ai apporté, pour cet effet, deux contre-épreuves de
la gravure. Si le papier sur lequel elles sont tirées ne convenait pas, je le
prie de me le faire savoir; à cette faveur, je le prie d'en joindre une autre,
c'est de venir, lundi prochain, exercer son talent à Eragues-sur-Oise, près
Pontoise, il m'en a donné l'espérance.
Je
lui présente mes plus sincères hommages.
A
Paris. Ce 8 fructidor an 13.
DE
SAINT-PIERRE.
10.
Je
prie M. Girodet de me faire l'amitié de mettre en couleur son charmant dessin.
Je lui envoye une feuille contre-prouvée avec sa contre-épreuve, l'une et
l'autre tirée sur papier d'Hollande afin qu'elles ne boivent point.
M.
Girodet m'obligera de me faire dire à-peu-près le temps où je pourrai aller
chez lui reprendre le modèle fini, afin que je puisse le remettre entre les
mains de l'imprimeur en couleurs. Je le prie de me faire savoir aussi à quelle
époque il pourra remplir la promesse qu'il m'a faite de venir voir ma petite
famille réunie dans mon hermitage, près Pontoise. Il me semble qu'il serait à
propos d'attendre une huitaine, que le temps s'épure. Je le prie, en attendant,
de me conserver toujours sa
Je
fais mille voeux pour sa santé et son bonheur.
DE
SAINT-PIERRE.
Paris,
ce 2 vendemiaire.
Rue Belle-Chasse, n° 45, faubourg Saint-Germain.
11.
Je
vous envoye, peintre des Grâces, votre charmant dessin ; c'est avec peine que
j'en vois les bords un peu salis. C'est sans doute chez le graveur trop curieux
de le voir de près. Faites lui un frère jumeau avec les couleurs, que vous développerez
un jour dans un tableau qui passera pour le père de ces deux enfants dont il ne
sera que le fils.
Ménagez
votre santé pour le voyage de samedi en huit que j'annonce à ma femme.
Je
vous embrasse de tout mon coeur.
BERNARDIN
DE SAINT-PIERRE.
Ce
26 vendemiaire an 14.
Après
avoir passé quelques jours dans la famille de Bernardin de Saint-Pierre,
Girodet lui écrivit une longue lettre dans laquelle, revenant sur leurs
causeries, il discutait les mérites relatifs de son Endymion, de son Hippocrate
refusant les présents d'Artaxercès, et de l'Ossian. Ce long mémoire artistique
lui valut la réponse suivante :
12.
J'ai
lu, avec un grand intérêt, la lettre que M: Girodet m'a fait l'honneur et
l'amitié de m'adresser. C'est un mémoire instructif qui m'éclaire ; elle est
inspirée par l'amour de la vérité et le génie de la peinture.
Je
ne retrancherai rien à ce
que j'ai dit du tableau d'Endimion, si ce
n'est la place que je lui destinais dans nos plus célèbres musées, mais j'y
mettrai Hippocrate refusant les présens du roy de Perse, pour servir de leçon
de morale et de patriotisme aux savants et aux artistes qui ne préfèrent que
trop souvent la fortune que leurs talents leur peuvent acquérir, hors de leur
patrie, à la gloire qui résulte tost ou tard de leur désintéressement et des
services qu'il lui ont immédiatement rendus. Je placerai le tableau de l'Elysée
ossianique et l'appothéose de nos guerriers dans le palais de l'Empereur; et,
enfin, le bel Endymion dans le salon d'Aspasie. Ainsi, il me semble, que chaque
saint aura son temple à son goust. Ainsi, je sauverai de la critique mon imbécile
ignorance qui est telle que j'ignorais que l'apothéose fut à la cour, si ma
femme qui tricotte auprès de moi ne m'en avait averti. Je m'étendrais bien
davantage sur le, mérite d'Ossian dans mon préambule, si les mêmes
raisons qui ont fait resserrer son sujet à M. Girodet, ne m'obligeaient de,
resserrer aussi le mien, je veux dire le défaut de place, et, de plus,
celui du temps. J'espère cependant y exprimer mon jugement avec autant d'énergie
que l'Empereur puisse-t-il en être aussi satisfait. Je conserve prétieusement
sa lettre, prest à la lui remettre quand il me la redemandera, si les soirs ses
loisirs lui permettaient de venir prendre du thé sur les huit heures, il nous
ferait grand plaisir à ma femme et à moi.
Je
l'embrasse de tout mon cour.
DE
SAINT-PIERRE.
Paris,
ce 21, mois d'Ossian, an 14.
Rue Belle-Chasse, n° 15.
N.
B. On a conservé scrupuleusement l'orthographe de Bernardin de Saint-Pierre.
Montargis.
- Typ. et Lith. de CHRETIEN,
successeur de FORTIN.
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