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La disparition du Général Koutiépoff

 

par Gilbert Baumgartner
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Cet article est extrait du Bulletin de la Société d'Emulation N°105, 1997


On reproche souvent aux journalistes de ne pas assurer le suivi de l'information, c'est-à-dire de ne pas répondre à des questions posées lorsque l'actualité a changé de sujet. Les journalistes du Gâtinais, le principal hebdomadaire du début du siècle, n'échappent pas à ce reproche. Le 15 février 1930, ils demandent en première page : "L’auto grise est-elle passée à Châteaurenard ?" A notre connaissance, cette question n’a jamais obtenu de réponse... Il est grand temps d’essayer d’y répondre !

Le dimanche 26 janvier 1930, le général russe Alexandre Koutiépoff disparaît à proximité de son domicile du 26 de la rue Rousselet à Paris. Il doit assister à un service religieux à quelques rues de là. Il n’y arrive jamais. On s’inquiète, et Le Gâtinais cite la presse parisienne :

"Devant le mystère de cette disparition dans l’animation d’une rue parisienne à pareille heure, l’entourage du général Koutiépoff en vint aussitôt à concevoir les pires craintes. L’idée d’un attentat sur la voie publique ne pouvait être envisagée, puisqu’une agression de ce genre aurait été connue des passants. Mais on pouvait admettre, en dépit de l’habituelle circonspection du général, qu’il ait été attiré dans une voiture, puis immobilisé et emmené vers une destination inconnue."

L’affaire Koutiépoff commence. Elle est confiée à M. Perrier, directeur des Renseignements Généraux.

Qui est le général Koutiépoff ?

Pour comprendre l’importance du personnage et l’émotion à sa disparition, il faut remonter à l’affrontement entre les bolcheviques et les russes "blancs". Le général Alexandre Koutiépoff est l’adjoint du général Wrangel. Tous deux continuent après 1919 la lutte antibolchevique à la tête d’une armée de Cosaques et de russes "blancs". En novembre 1920, les débris de cette armée (30.000 hommes, dont 12.000 Cosaques) reculent en désordre jusqu’en Crimée, où ils réussissent à embarquer à destination de Gallipoli, en Turquie.

On connaît les tribulations de ces émigrés à travers l’Europe. Beaucoup trouvent refuge en France - la colonie de "russes blancs" de Châlette-sur-Loing a laissé des traces dans de nombreuses mémoires. [voir L’immigration à Châlette, par A.-M. Pasquet (mairie de Châlette)]

A Châlette, leur implantation est facilitée par Mme Lansoy, épouse du directeur de l’usine Hutchinson et fille du Consul Général de France à Saint-Petersbourg. Mme Lansoy avait conservé des relations d’amitié avec Nathalie de Miller, l’épouse du chef d'Etat-Major du général Wrangel.

Le général Wrangel s’installe en Belgique, tandis que Koutiépoff, lui, s’établit à Paris en 1924, où il fonde l’Union des anciens militaires russes en France, une organisation antibolchevique susceptible de regrouper 60.000 membres. Ces soldats en exil sont monarchistes ou républicains, mais tous anticommunistes. On imagine la vigueur des débats sur les alliances pour la poursuite du combat. Fallait-il s’allier aux trotskistes pour renverser Staline, voire avec l’aide des nazis...? Dans son livre sur Le mystérieux Docteur Martin (Livre de Poche 13935), Pierre Péan note que toutes ces organisations de russes blancs étaient "des foyers d’intrigues permanentes." Pierre Péan rapporte ces paroles de l’activiste russe Navachine en 1937, à qui l’on conseillait de prendre ses précautions : "Rien à craindre, nous sommes en France. - N’oubliez pas Koutiépoff ! - Je ne suis pas Koutiépoff et ne mettrai à mon enlèvement aucune bonne volonté !"

Le général Wrangel meurt à Bruxelles en 1928. Koutiépoff apparaît alors, grâce à son prestige, comme le meilleur fédérateur de toutes les tendances. En même temps, il devient l’homme à abattre pour les agents clandestins de Moscou. J.R.D. Bourcart écrit, dans L’espionnage soviétique (Fayard 1962) :

"Le général se savait constamment épié, au point qu’il était arrivé à reconnaître les figures ou les silhouettes des personnages qui, depuis la boutique d’en face ou le café du coin, surveillaient ses allées et venues. Il se rendait parfaitement compte de la possibilité d’un coup de force contre lui. Aussi était-il généralement accompagné dans ses sorties par un ou plusieurs membres de son association ; et quand il avait besoin d’un moyen de transport, il se servait d’un des nombreux taxis conduits par des émigrés russes qui circulaient dans Paris".

C’est ainsi qu’il vient à Châlette-sur-Loing le 2 novembre 1929, présider une réunion de la "Section Gallipoli". On comprend l’émotion de la colonie russe de Châlette à l’annonce de sa disparition trois mois plus tard. Bourcart ajoute :

"Koutiépoff était, à cette époque, un homme de cinquante-quatre ans, de taille moyenne, robuste, au visage carré orné d’une courte barbe très noire et d’une moustache fournie. Il était donc facilement reconnaissable, ce qui explique la multiplicité des témoignages qui, par la suite, parvinrent aux enquêteurs."

L’enquête

Dès le lundi soir, lendemain de la disparition, la police décide de lever le silence sur l’enquête et fait publier la photo du général dans la presse nationale. Le premier témoignage sérieux arrive le jeudi 30 janvier. Un employé de la clinique des Frères Saint-Jean-de-Dieu, située non loin de l’appartement du général Koutiépoff, raconte précisément les détails de l’enlèvement du général. Ce témoin, un Alsacien du nom d’Auguste Steinmetz, est faussement nommé "M. Auguste" par Le Gâtinais. Le quotidien L’Echo de Paris publie sa déposition :

"Le 26 janvier vers 11 heures, d’une fenêtre du troisième étage, mon attention fut attirée sur un taxi rouge engagé dans la rue Oudinot (...) Le chauffeur faisait signe au chauffeur d’une grosse auto de maître de couleur grise arrêtée au coin des rues Rousselet et Oudinot. Quelques instants après, au moment où un homme de certain âge s’engageait dans la rue Rousselet, je vis deux individus de grande taille sortir de la voiture de maître, se jeter sur le passant et le faire entrer de force dans leur voiture. Un agent, posté à l’angle des deux rues (...) participa à l’enlèvement et monta dans la voiture de maître. Celle-ci, suivie immédiatement par le taxi rouge, prit la direction du boulevard des Invalides."

D’autres témoignages viennent rapidement confirmer la thèse de l’enlèvement. Le 4 février, un témoin déclare avoir vu la grande limousine grise précédée du taxi rouge avenue de Villars, et donne les détails suivants :

"Il y avait dans la voiture un agent en uniforme. Sur la banquette du fond se tenaient trois individus, dont l’un, celui du milieu, se débattait. Il avait une barbe noire. Par la glace arrière, je pus voir que l’un des compagnons de l’homme à barbe lui appliquait la main sur la figure, du geste dont on place un tampon de chloroforme, tandis que l’agent lui tenait les deux bras."

A partir de ce moment, les témoignages affluent : on voit le général Koutiépoff un peu partout ! L’Association des russes blancs offre une prime de 500.000 Francs à qui fera retrouver le général. Le témoignage de M. Roger Simon, propriétaire de l’Hostellerie de la Fontaine, à Châteaurenard, est pris suffisamment au sérieux pour que, le 7 février, le commissaire Perrier en personne se déplace dans le Gâtinais, accompagné "d’une nuée de reporters parisiens".

A Châteaurenard

Voici le récit de M. Simon, tel que le reproduit Le Gâtinais :

"Le lundi 27 janvier, à midi moins 5, un jeune homme s’est présenté à mon établissement et m’a demandé un verre de rhum. J’ai dû lui servir un verre double. Il avait l’air très fatigué et portait une barbe de deux jours. Il répondait au signalement suivant : jeune, 25 à 30 ans, taille 1 m. 80 au moins, très large d’épaules, blond, figure rose, complètement rasée. Il parlait avec un accent étranger qui m’a paru être l’accent polonais ou russe. Il était coiffé d’une casquette gris-marron et portait autour du cou un foulard fait d’un tissu de diverses couleurs. Il avait un pardessus en gabardine crème bis, ayant une grande tache de cambouis à la manche gauche. Tout le côté de l'épaule était mouillé. Pour payer le montant de sa consommation, il a sorti de sa poche un portefeuille usagé en imitation de peau de crocodile. Les coins arrondis portaient une armature de métal.

Après avoir consommé, le voyageur me pria de lui indiquer la route de Melleroy. Je sortis alors sur le seuil de mon établissement et j’aperçus devant ma porte une grande voiture automobile grise, qui me parut être de marque étrangère. Je n’en ai pas remarqué le numéro. J’ai seulement vu qu’elle portait un bouchon de radiateur orné d’une figure allégorique et qu’elle avait sur le côté des armatures en métal dont le brillant était oxydé par endroits. De plus, elle m’a paru avoir fourni une longue course, car elle était recouverte de boue et de poussière. Il m’a semblé qu’un côté de l’aile droite était éraflé comme par un coup de marteau. Les rideaux, d’une couleur un peu plus foncée que la caisse de voiture, étaient baissés. J’ai pu distinguer, cependant, au fond de l’auto, trois hommes qui dormaient, celui du milieu leur servait de soutien. Celui du milieu portait des lunettes. Sur le devant, l’homme qui a consommé chez moi a pris la place du chauffeur. J’ai remarqué à côté de lui un grand sac à viande qu’il a dû enjamber pour s’asseoir au volant. Ce sac était assez grand pour contenir le corps d’un homme même puissant. (...) Une demi-minute après son départ a suivi un taxi rouge d’une compagnie parisienne, capote noire, que je n’ai pu autrement examiner.(...)"

On demande à M. Simon pourquoi les ravisseurs du général Koutiépoff seraient venus jusqu’ici.

"Ils ont pu choisir la région parce qu’elle est coupée de nombreux bois et semée de nombreux étangs, où l’on peut aisément se débarrasser d’un cadavre. Et le sac qui se trouvait à côté du chauffeur pouvait parfaitement contenir un corps humain."

Pendant que les journalistes décrivent abondamment Châteaurenard et "les séduisants arômes provenant des casseroles de M. Simon", les policiers recueillent de nombreux témoignages : on croit avoir vu la limousine grise ou le taxi rouge, ou les deux, à Melleroy, à Marchais-Béton, sur la route de Fontenouille (où M. Beauchet aurait même fait la réflexion suivante : "En voilà une qui a une drôle de couleur.").

A Cortrat, on se souvient qu’une ferme, exploitée par un ancien officier russe, possède un mystérieux souterrain :

"Les deux inspecteurs amenés par M. Perrier y coururent. Ils trouvèrent une cave à betteraves qu’ils n’explorèrent pas d’avantage."

Toutes les recherches sont vaines. A propos du témoignage de M. Simon, Le Gâtinais hasarde une hypothèse :

"Tout laisse supposer que ces automobilistes avaient de bonnes raisons pour passer inaperçus. Mais il ne s’agissait sans doute que de braconniers revenant d’une battue interdite. Leur voiture souillée de boue, ayant visiblement fourni une longue course, les hommes harassés qui dormaient à l’intérieur, le sac gonflé placé à côté du conducteur, tout cela semble plutôt avoir trait à une équipée de chasse délictueuse qu’à une randonnée d’assassins traînant avec eux un cadavre."

Dès le sous-titre de l’article, Le Gâtinais laissait entendre qu’il croyait peu au passage de l’auto grise dans le Gâtinais :

"Où l’on verra que la disparition du général russe aura eu pour effet de faire découvrir Châteaurenard aux journalistes parisiens et de leur faire apprécier l’agréable séjour de l’Hostellerie de la Fontaine."

On ne saurait mieux mettre en évidence la sagesse de la presse de province, opposée à l’agitation superficielle des collègues parisiens ! Et Le Gâtinais de conclure :

"Il n’en reste pas moins vrai qu’après treize jours, on reste sans la moindre nouvelle du général Koutiépoff. Mais à son sujet, il a déjà pas mal coulé d’encre. Il en coulera encore !"

La vérité ?

Le Gâtinais ne fera plus jamais allusion au général Koutiépoff, laissant l’affaire aux confrères parisiens. Comme les semaines passent sans amener rien de neuf, une partie de la population parisienne s'émeut et proteste. On manifeste dans la rue, devant l'ambassade soviétique, fortement soupçonnée d’avoir organisé l’enlèvement. Les contributions volontaires aux fonds prévus pour aider aux recherches atteignent la somme de 450.000 francs, ce qui ne s'est jamais vu.

"Puis, comme elle s'était levée brusquement, la tempête se calma. Le 17 février, le ministère tombait sur une question budgétaire de minime importance et, une fois de plus, la France se trouva, pour quelques semaines, sans gouvernement. Et avant que Tardieu fût redevenu président du Conseil, la situation internationale s'était détériorée au point que la France ne trouvait plus le temps pour ce qui, après tout, n'était pour la plupart des citoyens qu'un épisode passionnant dans le jeu sans fin des intrigues internationales. Les circonstances exactes des derniers instants de Koutiépoff ne furent jamais parfaitement élucidées." [Geoffrey Bailey, La vérité sur l’enlèvement de Koutiepov, Atlas Histoire N°24, 1962]

Après avoir abandonné la piste "gâtinaise", la police continue à vérifier les témoignages sur le trajet possible des deux voitures. Plus de 80 pistes sont ainsi suivies, certaines ayant sans doute été indiquées par les ravisseurs eux-mêmes dans un but d’intoxication. On pense ainsi pouvoir retracer le trajet des voitures par Evreux, Pont-l’Evêque, Cabourg. A mi-chemin entre Villers-sur-Mer et Houlgate, des témoins affirment avoir vu "des individus, descendus de deux autos, tirer un paquet allongé, entouré dans de la toile à sac, en direction de la plage. Là, un canot à moteur les attendait, tandis qu’un cargo à l’ancre mouillait plus loin au large. Le paquet fut chargé par-dessus bord et culbuté au fond du canot. Deux hommes grimpèrent à sa suite, le moteur se mit à pétarader et aussitôt ils s’en furent en direction du cargo qui attendait tandis que les autres porteurs remontaient le sentier pour réintégrer les voitures arrêtées en haut."

Ces témoins pensent reconnaître, sur des photos, l’un des ravisseurs, l’agent tchékiste Yanovitch. Il est de plus en plus évident que les services secrets soviétiques sont les auteurs de l’enlèvement.

Le colonel Zaitzoff, ancien aide de camp du général Koutiépoff, arrive à la même conclusion, après avoir mené sa propre enquête avec l’aide du journaliste Bourtzeff. Mais il avance une autre hypothèse sur "l’élimination" du général :

"Le mouchoir qu’une passante avait vu appliqué sur la bouche du personnage barbu de la limousine noire était imbibé de chloroforme. Koutiépoff étant cardiaque, il n’aurait pas supporté ce traitement et en serait mort, de sorte que les ravisseurs n’auraient plus eu d’autre ressource que de se débarrasser du cadavre."

Cette thèse rejoint des renseignements anonymes, parvenus à la police, selon lesquels le corps serait enterré dans un bois à Meudon, à Saint-Cloud, ou même dans les caves de l’Ambassade russe de la rue de Grenelle...

L’ambassadeur soviétique à Paris, M. Dovgalewski, se juge "menacé par les réactionnaires français" et obtient de la police française que l’Ambassade soit protégée. Malgré les interpellations de députés à la Chambre, le gouvernement n’entreprendra aucune intervention diplomatique à Moscou.

Où l’on entend reparler de Koutiépoff

Le 23 septembre 1937, les journaux parisiens titrent :

"Le général Miller, successeur de Koutiépoff à la présidence de l’Association des Anciens Combattants russes, disparaît à son tour, en plein Paris. On ignore également ce qu’est devenu son collaborateur, le général Skopline."

Sept ans après, les mêmes événements se reproduisent. La seule piste suivie par les enquêteurs aboutit à un cargo russe, le Maria Oulianova, qui quitte précipitamment le Havre dans la soirée du 22 septembre. Mais l’enquête sera encore plus bâclée qu’en 1930 : "Il ne fallait, à cette époque, causer nulle peine, même légère, à l’U.R.S.S..." (J.R.D.Bourcart)

Où est Koutiépoff ?

Alors, cargo russe, cave de l’Ambassade ou étangs du Gâtinais ? La dernière hypothèse a été abandonnée très vite - mais, évidemment, l’absence de cadavre ne permet pas, aujourd’hui encore, d’exclure totalement la fin "gâtinaise" du général Koutiépoff. On peut penser que s’il était arrivé vivant en Russie, ce qui était probablement l’intention des ravisseurs, un procès, ou des déclarations de ralliement du général à la cause bolchevique, auraient permis de suivre sa trace. Seules les archives du K.G.B. contiennent sans doute la vérité. L’ouverture de ces archives permettra peut-être, dans quelques temps, de savoir si, oui ou non, "l’auto grise est passée à Châteaurenard."


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