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Lettre envoyée de Montargis par un soldat prussien à Noël 1870

par Jacques Billard
(pour contacter l'auteur, cliquez ici)
Cet article est extrait du Bulletin des Amis du Vieux Montargis

Nous possédons bon nombre de témoignages concernant l’occupation prussienne dans notre région au cours du dernier trimestre 1870 et des trois premiers mois de 1871. Les archives publiques et privées recèlent de nombreux récits d’acteurs et de témoins de cette sombre période, militaires français qui relatèrent les combats, et civils qui eurent à subir les tracas sans nombre, les amendes, et même les violences de l’ennemi. Il est cependant moins courant de trouver une relation de ces événements raconté par un soldat prussien.

L’avant-veille de Noël 1870, une compagnie prussienne se trouvait pour 24 heures au repos à Montargis. Logés dans des locaux réquisitionnés chez l’habitant, certains soldats profitèrent de ce loisir pour écrire à leur famille.

Les troupes du Général d’Aurelles de Paladines avaient évacué Orléans après de violents combats dans la nuit du 4 au 5 décembre 1970, les Bavarois occupèrent immédiatement la ville. Dix jours plus tard, le Général Bourbaki, qui s’était replié au Sud de la Loire, lance une offensive et réoccupe pour un moment les villes de Gien et Briare. Ses forces tiennent une partie de l'Yonne jusqu’à Auxerre et le Sud-Est du Loiret. Devant la menace que constituait cette armée et pour protéger leur flanc, les prussiens détachèrent une partie de leurs troupes en direction des positions françaises. Un témoin résidant dans notre ville, Noëmie Huette, fille du docteur Charles Huette, médecin montargois et conseiller municipal, dont le journal a été publié dans le bulletin de la Société d’Emulation il y a quelques années, écrit à la date du 22 décembre 1870 : " Le Général Rantzau avec son corps d’armée est arrivé aujourd’hui. Les soldats sont chez l’habitant ", puis de nouveau le 23 décembre elle écrit : " Les prussiens arrivent toujours "

La lettre publiée ci-dessous a été rédigée par l’un de ces soldats, au repos à Montargis pour 24 heures. Elle nous renseigne sur le comportement de la soldatesque vis à vis de la population qu’elle brutalisait et terrorisait.

Le texte a été écrit sur une feuille de papier de couleur bleutée, très mince et de grand format. Ce papier était généralement utilisé par les commerçants et les industriels pour rédiger leurs factures. L’emploi de ce papier mince permettait de ne pas dépasser le poids de 7,5g, maximum autorisé pour bénéficier de la taxe simple perçue par la poste pour tout le courrier.

Nous savons que l’occupant s’était rendu coupable de nombreux vols et larcins qui lui permettait de vivre sur l’habitant, même le papier nécessaire à l’envoi du courrier était fourni avec ou sans l’accord de celui qui avait eu la malchance de s’être vu imposé un billet de logement. Ce papier à lettre, notre soldat l’avait " emprunté " à un précédent logeur à Orléans ; en effet, il s’agit d’un imprimé à en-tête réalisée à sec au nom d’un commerçant orléanais.

FABRIQUE DE LIMES
DEPÔT D’ACIER
BERANGER FRERES
ORLEANS

A l’étape de Bellegarde, les logeurs se virent contraints de subir l’arrogance, la méchanceté et la bêtise des soldats qu’ils logeaient. Ces derniers exigèrent le bois de chauffage et la nourriture. S’ils ne cassèrent qu’une "  vieille chaise ", par ce geste, ils n’en humilièrent pas moins profondément ce couple de personnes âgées.

A Montargis, notre soldat avait bénéficié d’un billet de logement délivré au détriment d’un personnage que nous connaissons bien. Il s’agit de Monsieur Pierre Henry Boutard, professeur de musique. Son nom apparaît déjà en 1831, il était alors âgé de trente ans, sur la liste des musiciens de la Garde Nationale de la ville. Il avait à cette époque le grade de sous-lieutenant et était le chef de la compagnie de musiciens. Son nom apparaît régulièrement durant plus de quinze années sur les listes de la Garde Nationale, toujours dans cette même fonction. Les archives de la ville de Montargis possèdent plusieurs de ses correspondances avec le maire de notre ville. Il semble que Monsieur Pierre Henry Boutard ait joui, à cette époque, d’une certaine notoriété parmi ses concitoyens.

Le texte, en allemand, est rédigée en écriture gothique assez difficile à lire, en voici ci-après une traduction.


(Cachet de la poste militaire prussienne)

A Monsieur le Pasteur Köler
Eschenrod près Schotten
Grand Duché de Hesse
Montargis le 23 décembre 1870

Chers parents, chers frères et sœurs

Sans doute aurez-vous déjà passé Noël lorsque vous recevrez cette lettre mais laissez-moi malgré tout, vous souhaiter de joyeuses fêtes, espérant que mes vœux formulés de loin vous seront exaucés.

Nous sommes encore en voyage, hier nous étions à Bellegarde, aujourd’hui nous sommes à Montargis. Là, j’avais un très vilain quartier, aujourd’hui j’en ai un très bon chez un vieux professeur de musique, lui a un très bon violon et il s’appelle Boutard, professeur de musique à Montargis, département du Loiret. A Bellegarde j’avais malgré tout un très vilain quartier chez des personnes âgées, le vieux était au lit et sa femme une véritable harpie. Elle était assise au pied du lit et ne s’occupait de rien. Elle devait nous procurer du bois, du pain et des pommes de terre (1*), mais n’avons point du tout (1*) a été sa réponse. Plusieurs fois, nous avons demandé du bois et nous avons toujours eu la même réponse. Après maintes menaces, nous avons cassé une vieille chaise en bois, et, miracle, elle avait du bois et des pommes de terre et elle est venue avec nous chez le boulanger(1*) chercher du pain demain matin à sept heures(1*) Le boulanger n’avait plus de pain et nous sommes allés chez le maire(1*) qui nous a envoyé chez notre général(1*) qui était logé au château, de toutes façons, il voulait nous mettre dans l’encre(2*). Le général des chevaux légers(1*) déclara : il se garde(1*), en bon allemand :cela ne me regarde pas. Il n’y avait rien à faire, j’avais essayé toutes les possibilités.

Demain matin nous repartirons après une journée de repos Je vous avais écrit, il y a quelque temps, pour savoir comment va tante Louise. Pourquoi n’avez-vous pas répondu ? (dessin) Comment va-t-elle ? Je n’ai pas oublié Clothilde et le Perth( ? ?) mais avec deux pains et trois poissons je ne pouvais pas nourrir 3000 hommes. Mais le plat existe encore.

A Otto, beaucoup de baisers et de salutations, qu’il m’écrive souvent.

Je termine avec beaucoup de baisers et de salutations.

Votre fils et frère

Julius

Bonne année et bonne santé ! ! ! ! !


Le cachet de la poste est le cachet de franchise de l’Armée Royale Prussienne, 18ème division d’Infanterie

(1*) : en français dans le texte.
(2*) : nous mettre dans l’embarras.


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