Articles et Documents

La liberté de la presse en procès au XIXe siècle : 
l'exemple du Journal du Loiret en 1838

 

par Paul Marq

(pour contacter l'auteur, cliquez ici)

pour lire le journal, cliquez dessus

Cet article est extrait du Bulletin de la Société d'Emulation N°127, 2004


Les archives du Loiret ont gardé la trace d’un curieux procès qui opposa en 1838 le préfet du Loiret, le baron Siméon, au propriétaire gérant du « Journal du Loiret » monsieur Danicourt-Huet[1]. Ce procès est un exemple très caractéristique des conflits permanents qui opposaient sous la Monarchie de Juillet les représentants de l’Etat à la presse. Tout en reconnaissant les libertés d’opinion et d’expression inscrites dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, le pouvoir politique a toujours cherché à limiter la liberté de presse dont il redoute l’influence sur l’opinion publique. La liberté de presse est l’un des critères les plus sûrs pour mesurer le degré de démocratie auquel un pays est parvenu et, à cet égard, la Monarchie de Juillet est l’un des régimes français du XIXe siècle qui a eu avec la presse les rapports les plus ambigus.  Une législation complexe et changeante a tenté de définir avec plus ou moins de rigueur les limites de la liberté d’expression. Tout un arsenal juridique très subtil s’est mis en place pour protéger l’autorité de l’Etat et de ses serviteurs. Face aux tracasseries de l’administration, les journaux résistent par tous les moyens et trouvent toutes sortes de façons de tourner la loi : les articles procèdent par sous-entendus, insinuations, métaphores, évocations ce qui rend les délits d’opinion très difficiles à caractériser. L’exemple du procès de 1838 est un bon moyen pour réaliser à quel point le contenu des journaux de l’époque était différent de ce qu’il est de nos jours et il est également très révélateur des risques que prenait un journaliste pour exprimer ses opinions et défendre ce qui est devenu pour nous un droit fondamental : la liberté de presse.

 Le contexte historique de l’époque montre bien l’ambiguïté qui a toujours existé dans les rapports entre le pouvoir politique et la presse. La Monarchie de Juillet est née de la révolution de 1830 qui a vu le peuple de Paris s’insurger contre les ordonnances qui supprimaient, entre autres, la liberté de presse. Ce sont des journalistes comme Thiers ou Carrel qui ont poussé le duc d’Orléans à occuper le trône sous le nom de Louis-Philippe Ier et le nouveau régime a, sitôt installé, affirmé l’abolition de la censure et promulgué des lois qui favorisèrent la naissance de nouveaux titres et facilitèrent leur parution. La lune de miel entre le régime et la presse fut pourtant de courte durée. Dès 1832, la Monarchie de Juillet prenait un virage conservateur et se fermait à toute réforme. Très naturellement, les journaux, dans leur majorité, basculèrent dans l’opposition au ministère et se firent les défenseurs des idées libérales en lançant la « campagne de l’irrespect » qui prit la forme d’articles plus ou moins hostiles mais surtout de caricatures souvent féroces comme celles de Daumier. Tout le monde connaît la caricature publiée par Philippon qui déformait le visage de Louis-Philippe pour le transformer en poire[2]. Face à ce déchaînement, le pouvoir réagit par une multitude de procès contre les journaux et les journalistes. Le journal « La Tribune »,  le plus démocrate de toute la presse nationale, dut ainsi cesser de paraître en 1834 après 115 procès et 150 000 francs d’amendes. Après l’attentat de Fieschi contre le roi en juillet 1835, la presse fût ouvertement accusée de saper l’autorité et le prestige des pouvoirs publics et d’encourager les attentats. En septembre trois lois venaient réduire les droits accordés aux journaux[3]. La première augmentait fortement la caution que devait déposer tout propriétaire de journal, la deuxième rétablissait la censure préalable pour les dessins et caricatures et multipliait le nombre des délits d’opinion. Il est désormais interdit de critiquer la nature du régime ou la personne du roi. Se dire républicain devient un délit passible de peine de prison. La dernière loi autorise la suspension d’un journal s’il a été condamné deux fois la même année. C’est bien une atmosphère de répression qui s’est abattue sur la presse française et c’est cet arsenal juridique qui va être utilisé par le Préfet Siméon pour tenter d’abattre le « Journal du Loiret ».


Caricature de Louis-Philippe Ier, publiée par Charles Philippon dans « La Caricature »

 Le « Journal du Loiret » est un journal local, domicilié à Orléans qui a fêté sa vingtième année d’existence en 1837. Ce journal paraît deux fois par semaine, le mercredi et le samedi. Il vit surtout de ses abonnements – 40 francs par an – et du produit des annonces personnelles ou publicitaires qu’il publie. Comme quasiment tous les journaux de l’époque, c’est un journal d’opinion. Ses articles sont consacrés pour l’essentiel aux débats politiques, aux nouvelles de la cour et aux séances des assemblées parlementaires. Les lecteurs pouvaient aussi y trouver des informations sur la vie locale, l’économie ou les évènements survenus à l’étranger. Des feuilletons et des faits divers complétaient le journal qui, on l’aura compris, s’adresse surtout aux notables cultivés qui formaient aussi le corps électoral sous la monarchie censitaire. Même si les journaux sont souvent lus à haute voix et commentés dans les cafés, les cabarets et les cabinets de lecture, les journalistes ne s’adressent qu’à un public restreint et cultivé. Le « Journal du Loiret » ne donne que très peu d’informations ou de conseils pratiques mais se consacre à des débats d’idées et à des prises de position politiques auxquels les lecteurs sont invités à prendre part. 

L’originalité de ce journal tient au fait qu’il défend avec passion les idées libérales. Il est le seul dans le département à défendre les libertés, le développement de l’instruction pour tous et propose même des réformes sociales ce qui est très rare dans la presse de l’époque. Très méfiant envers l’influence du clergé et surtout préoccupé d’une utilisation honnête de l’argent publique, il traque systématiquement les abus du pouvoir et de ses représentants.  Dans les périodes électorales, il sert de tribune aux candidats de l’opposition qui, comme Cormenin ou Souesme à Montargis, profitent de ses colonnes pour faire connaître leurs professions de foi.

 Le « Journal du Loiret » étant la voix de l’opposition au gouvernement et au régime, un conflit avec la préfecture était inévitable.

 La plainte déposée par le Préfet Siméon ne peut surprendre car les critiques adressées par le journal à l’administration préfectorale sont incessantes. Dans certains cas le rôle de la presse paraît justifié quand, par exemple, le journal accuse le préfet d’avoir rayé quinze électeurs des listes électorales afin de modifier les résultats du scrutin en faveur du gouvernement mais dans d’autres cas  la critique paraît plus futile. Plus futiles à nos yeux mais pourtant redoutables par les conséquences que la publication d’un article pouvait avoir pour le journaliste à cette époque. Des articles, même anodins en apparence, peuvent servir de prétexte au représentant du gouvernement pour attaquer un journal d’opposition. Les exemples qui suivent le montreront, et précisons tout de suite qu’ils ont été utilisés par l’accusation lors du procès de 1838.

Le 27 septembre 1837, le « Journal du Loiret » publie en première page l’article suivant[4] :

« Indépendamment de la crainte qu’avait M. le préfet de voir M. le maire lui tourner le dos lors de élections qui se préparent, M. Siméon avait encore une excellente raison pour s’adoucir et s’apaiser en ce qui concerne la fameuse affaire des hospices- L’affaire était devenue tellement sérieuse que la députation d’Orléans s’en était mêlée, et qu’il en avait été référé au ministre. Là, il faut le dire, M. le préfet a été représenté comme un étourdi et un brouillon fort jeune et fort inexpérimenté, qui avait le tort inexcusable de ne pouvoir vivre en paix avec M. le maire, lequel vécut en bonne intelligence avec les deux préfets que nous avons eus depuis juillet 1830. Bref, après explications préalables, il a été signifié au préfet que le maire resterait et que s’il ne faisait pas immédiatement la paix avec le maire, un successeur lui serait infailliblement nommé […] C’est alors que M. Siméon s’est ravisé, c’est alors que les arrangements dont nous avons parlé dans notre dernier  numéro ont eu lieu, c’est alors enfin que le maire et le préfet se sont embrassés et réconciliés pour la dixième fois au moins ce qui ne les empêche pas de se détester cordialement. » Une telle affaire ne serait  certainement pas jugée assez importante pour être publiée de nos jours mais rappelons nous que le journal s’adresse à un public très étroit et friand des querelles entre notables connus de tous. Remarquons aussi que le journaliste prend bien soin d’attribuer à d’autres les propos les plus insultants envers le préfet… ce qui n’empêchera pas l’accusation d’utiliser cet article au procès.

 Autre exemple tiré du numéro paru le 6 décembre 1837 qui montrera avec quelle ironie des reproches sont adressés au préfet : «  Lundi dernier a été faite la distribution des prix à l’institution des sourdes-muettes d’Orléans. M. le préfet était absent comme à la dernière revue de la Garde Nationale.[…]  M. le préfet n’est certainement pas obligé d’assister à toutes les solennités qui peuvent avoir lieu, et nous n’aurions point parlé de cette absence en cette occasion, s’il n’avait pas pris le soin maladroit de la faire remarquer, tout exprès pour l’excuser, et si l’excuse n’avait pas été plus maladroite encore et plus niaisement amenée. Voici la petite comédie qu’il imagina pour arriver à ce grand résultat. L’instituteur à une élève : « Aimez vous bien Monseigneur et M. le maire ? » (L’évêque et le maire étaient présents) L’élève « oui, parce qu’ils aiment bien les sourdes-muettes » L’instituteur : « Et monsieur le préfet, il n’aime donc pas les sourdes- muettes puisqu’il n’est pas ici ? » L’élève : « Il les aime bien mais il est malade » (on ne dit pas si c’est par suite de sa promenade en haquet[5]) Quoiqu’il en soit le bulletin officiel de la santé de M. le préfet a dû singulièrement intéresser l’auditoire, à qui il était ainsi communiqué, mais le mode de publication nous paraît une découverte tout à fait ingénieuse. Du reste nous pouvons rassurer notre département sur la précieuse santé de son premier fonctionnaire, car le soir même M. le préfet a honoré de sa présence le concert de notre institut musical. Nous ignorons si c’est à l’intercession de Monseigneur que M. le préfet a dû cette convalescence si subite qu’elle en est miraculeuse, ou si ce n’est qu’un prodige de l’art médical, ce qui serait encore un plus grand miracle.[…] Mais pour qu’on nous accuse pas  à tort de vouloir jeter du ridicule sur une institution intéressante et recommandable à tous égards, ou sur les personnes respectables à qui elle est confiée, nous croyons devoir reporter à M. le préfet l’honneur de cette subtile invention et nous borner à plaindre l’instituteur d’avoir été forcé par la dépendance de sa position d’accepter un rôle dans cette parade administrative. » Anecdote à classer dans les potins mondains ? Elle est caractéristique des articles que les journaux de l’époque multipliaient pour discréditer les institutions de la Monarchie de Juillet. Elle montre aussi toute la peine que se donnaient les journalistes pour trouver des tournures verbales qui leur éviteraient les foudres des tribunaux. Peine perdue dans ce cas puisque l’article sera aussi cité au procès pour soutenir l’accusation d’outrage à fonctionnaire.

  De nombreux articles de ce type pourraient être cités mais venons-en à celui qui provoqua le dépôt de plainte. Paru le mercredi 24 janvier 1838, il reprochait aux pouvoirs publics de n’avoir pas pris toutes les mesures nécessaires pour faire face aux conséquences des intempéries. Tout mettre en œuvre pour limiter les drames humains liés aux catastrophes naturelles n’est-il pas l’un des devoirs élémentaires des pouvoirs publics ? Voici les faits tels qu’ils ont été publiés : « La Loire est prise (par les glaces) en amont d’Orléans, depuis Châteauneuf  jusqu’à Cosne, et depuis La Charité jusqu’à Roanne. Dans son cours inférieur elle est prise presque partout depuis Meung jusqu’à Nantes. Le dégel vient de se déclarer, une débâcle est imminente, et s’il vient une crue, ce qui est probable, il en peut résulter des dommages incalculables. Dans la prévision d’un tel événement le devoir de l’autorité serait de mettre à la disposition de la marine tous les moyens propres à en atténuer l’effet. Elle devrait par exemple organiser un service de courriers chargés d’annoncer la débâcle aux riverains du cours inférieur. Cela se faisait il y a quelques années ,on parait y avoir renoncé. Une telle précaution est apparemment d’une prudence trop vulgaire pour nos administrateurs. Rien n’est prêt encore, et,  vienne l’événement, on se trouvera pris au dépourvu. ». Cette fois l’accusation d’imprévoyance parût trop grave à M. le baron Siméon. Il porta plainte le 26 janvier 1838.

La justice ne traîna pas. Si souvent critiquée pour sa lenteur, la machine judiciaire savait s’emballer quand il s’agissait d’affaires d’opinion. La cour d’assises étant assemblée, elle cita l’accusé sur le champ. L’audience eut lieu le 31 janvier1838. Cinq jours après le dépôt de plainte le verdict tomba : « La cour fait défense à Danicourt-Huet de plus, à l‘avenir, se permettre le délit d’outrages, de diffamation et d’injures, et pour l’avoir fait, dit et ordonne que l’arrêt à intervenir sera imprimé et affiché au nombre de 500 exemplaires dans toutes les communes du département du Loiret […] Statuant sur les conclusions du ministère public, condamne Danicourt-Huet à six mois d’emprisonnement, à une amende de deux mille francs[6], à l’interdiction des droits politiques pendant un temps égal à la durée de l’emprisonnement et aux frais ». Le préfet avait gain de cause et pouvait se montrer satisfait. Les lois de 1835 étaient appliquées dans toute leur rigueur. M. Danicourt-Huet fit appel et l’affaire revint devant la cour d’assise le 6 février 1838. Cette fois l’accusé choisit pour le défendre  Maître Michel dit de Bourges, avocat très célèbre en son temps pour avoir plaidé dans de nombreux procès de presse à Paris. Il défendit trois thèses. Il soutint que les attaques dirigées contre M. Siméon n’étaient que des plaisanteries licites du domaine du feuilleton, que les attaques même calomnieuses dirigées contre des fonctionnaires publiques sont les conséquences des gouvernements démocratiques et enfin que les attaques contre M. Siméon avaient été provoquées par celles du « Garde National » qui est le journal de l’administration et que le « Journal du Loiret » ne faisait qu’utiliser son droit de réponse.

Où est la limite entre la plaisanterie et l’injure ? A partir de quel seuil le droit légitime de critique devient-il diffamation ? Quand l’ironie cesse-t-elle d’être procédé comique pour devenir calomnie ? Aux jurés de trancher.

Leurs conclusions rejetèrent les accusations d’injures et de diffamation mais maintinrent l’accusation d’outrage. Le verdict du premier procès est donc confirmé : six mois de prison, 1000 francs d’amende… 

Le feuilleton judiciaire connut encore un épisode. M. Danicourt se pourvut en cassation mais sans plus de succès. L’arrêt de la cour d’assises dut être appliqué. Le 20 mars 1838, M. Danicourt-Huet était écroué à la prison d’Orléans et y demeura six mois.

            Laissons lui le dernier mot : « La liberté de presse est la plus précieuse de nos libertés, car elle défend toutes celles que nous possédons contre les atteintes qui y sont sans cesse portées, et travaille sans relâche à nous conquérir celles qui nous manquent. Sans elle, combien d’abus resteraient ignorés, combien d’améliorations ne seraient pas faites ! C’est la représentation permanente du pays et la voix par laquelle, en tous temps, sur tous les points il exprime ses besoins et ses vœux…Les franchises de la presse sont celles du citoyen.»[7]  


[1] Archives départementales 2Mi 3263-R1, dossier 2J2132.
[2]
« Chronique de France » - Le rire arme contre Louis-Philippe.
[3]
Histoire générale de la Presse française –Tome II- Ed. PUF 1969
[4]
Archives départementales- ref. 4Mi pr 028, année 1837.
[5]
Un haquet est une charrette étroite et longue qui servait surtout au transport des barriques.
[6]
N.B. A cette date, les besoins d’une famille de cinq personnes sont estimés à 1000 francs par an.
[7]
« Journal du Loiret » du 6 décembre 1837.



haut de pageRetour epona2.gif (1970 octets)