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La traversée du Gâtinais

Aspects d'un voyage
dans la correspondance de Mme de Sévigné

par Daniel Plaisance
Ce texte est extrait
de l'ouvrage (épuisé) "Le Gâtinais au temps de Madame de Sévigné" (1988)

Portrait de Mme de Sévigné


"Je trouve le pays très beau (...) nous jouissons avec plaisir des belles vues dont nous sommes surprises à tout moment" 1

Ce sentiment, certes flatteur, mais exprimé de façon laconique, et de portée générale, prend un tout autre relief lorsqu'on le rapproche de celui-ci, qui le prolonge: "Pour les chemins, c'est une chose extraordinaire que leur beauté. On n'arrête pas un seul moment. Ce sont des mails et des promenades partout, toutes les montagnes aplanies, la rue d'enfer un chemin de paradis - mais non, car on dit que le chemin en est étroit et laborieux, et celui-ci est large, agréable et délicieux. Les intendants ont fait des merveilles, et nous n'avons cessé de leur donner des louanges".

L'auteur de ces lignes étant Mme de Sévigné, on ne peut soupçonner la marquise de complaisance à l'égard de la région évoquée, puisqu'il ne s'agit ni de la Provence, ni d'un quelconque lieu indéfectiblement lié au souvenir de sa "chère enfant", Mme de Grignan, devenue sa correspondante privilégiée.

Ces passages de deux lettres de la marquise ont été inspirés par la traversée du Gâtinais en mai 1676. Or, Mme de Sévigné, dont la correspondance était, à l'origine, destinée à des intimes, en l'occurrence à la plus chère d'entre tous, n'a aucun intérêt à tromper la destinataire et l'on sait trop combien ses jugements sont parfois sévères et dénués de toute concession.

La marquise de Sévigné, partagée entre ses devoirs de mondaine à la Cour et à la Ville, ses sentiments qui l'attirent irrésistiblement vers le château de Grignan et la Provence, enfin les terres familiales et celles que lui a léguées son mari, Henri de Sévigné, après sa mort, s'est beaucoup déplacée, plus que ses amis et bien des gens de son milieu. Encore faut-il ajouter à toutes ces "obligations" un goût naturel pour le voyage et la découverte, qui contribue assurément au charme spécifique de sa correspondance.

A elles seules, les lettres - et nombre d'entre elles sont perdues - évoquent régulièrement la promesse d'un séjour aux Rochers, au Buron, au château de Grignan ou bien en Bourgogne, chez le comte de Bussy-Rabutin, le cousin "homme de lettres", autant de points de chute qui permettent de naviguer d'une demeure voisine et amie à une autre: aussi, certains billets sont-ils envoyés de Rennes, Montpellier ou Marseille. Tel autre nous conte le récit d'une escapade à l'abbaye de Livry, chez le "Bien Bon", l'oncle Christophe de Coulanges qui éleva avec une réelle dilection la jeune orpheline que fut très tôt Marie de Rabutin-Chantal.

*

Et puis, tous ces voyages supposent de nombreux arrêts au hasard des relais de poste où fleurissent les auberges. Ainsi, lorsque la marquise traverse le Gâtinais, soit pour prendre les eaux à Vichy ou à Bourbon, soit pour rejoindre Mme de Grignan en Provence, elle écrit tour à tour de Moret, Nemours, Montargis, Briare, Gien ou Joigny selon les circonstances et le trajet suivi.2

Quant à la route empruntée pour joindre Paris à la Méditerranée, elle pouvait bien sûr varier, ponctuée qu'elle était souvent d'étapes, tant à l'Est qu'à l'Ouest, chez les amis de passage. Mais en principe, les trajets détaillés et l'en-tête des lettres à la ville étape nous permettent de situer la présence de Mme de Sévigné avec une certaine précision sur les principaux chemins qui conduisaient vers le Sud. L'un rejoignait la Loire, via Montargis, et de Briare se dirigeait vers Nevers et Moulins, à moins que l'on n'empruntât ensuite le coche d'eau. L'autre, plus à l'est, passait pas Sens, Joigny, Auxerre, Autun, Châlon-sur-Saône et Lyon: Mme de Sévigné pratiquait alors "les chemins de Bourgogne". De Lyon, on pouvait naviguer sur le Rhône. Valence et Montélimar étaient parmi les principaux arrêts. De Paris à Grignan, il y avait 156 lieues et demie.3 Douze à quinze jours étaient nécessaires pour accomplir le voyage.

Les différentes étapes de Mme de Sévigné nous sont restituées au fil de la correspondance. Chacune d'entre elles est ponctuée d'un mot: "je vous écrirai de tous les lieux où je passerai", promet-elle à sa fille, la veille de son départ pour Vichy en 1676. Lors du retour, à une lettre du 24 juin envoyée de Briare succède un billet écrit à Nemours le 26, dans lequel les haltes de la marquise sont précisément exprimées: "Mes chevaux témoignèrent hier qu'ils seraient bien aise de se reposer à Montargis; nous y fûmes le reste du jour. Nous y étions arrivées à huit heures (...). Nous allons ce soir coucher à la capitainerie de Fontainebleau". C'est, semble-t-il, le trajet-type, en cette seconde moitié du siècle, conduisant de Paris vers le Centre ou la Provence, étant entendu que l'on pouvait passer d'une route à l'autre et qu'au gré de son humeur et de l'accueil, Mme de Sévigné usait à loisir des diverses variantes possibles.

Quel que soit le chemin emprunté et en fonction des routes suivies, parmi les villes et villages de cette région auxquels fait allusion la correspondance de Marie de Rabutin-Chantal, il en est quelques-uns qui reviennent obstinément et durent marquer plus profondément la marquise. Fontainebleau, Montargis, Gien et Briare retiendront particulièrement notre attention.

Fontainebleau - parce que la Cour s'y déplace, que Charles, son fils, y figure et surtout parce qu'elle y accompagne ou rejoint sa fille lors d'un voyage Paris-Grignan - occupe une place privilégiée dans les lettres de la marquise. Il arrive à Mme de Sévigné de coucher "à la capitainerie de Fontainebleau", partie du château destinée à l'habitation du capitaine des chasses, alors Saint-Hérem, qui fut son compagnon de cure, ne serait-ce que pour oublier une précédente halte à l'hôtellerie du "Lion d'Or", douloureux souvenir d'une récente séparation. Nulle allusion à la traversée de la forêt, contrairement à S. Locatelli, prêtre italien qui, à la même époque, dans une savoureuse relation de voyage de Bologne à Paris, en 1664, écrivait: "nous eûmes grand peur des brigands en traversant l'épaisse forêt qui entoure Fontainebleau (...) nous eûmes le pistolet à la main pour faire les trois postes de la forêt qui n'en finissaient pas". La beauté de cette futaie ne lui inspire non plus aucun lyrisme particulier. Pourtant, son contemporain Boisrobert - pour ne citer que lui - consacre une épître à la forêt du voyageur on ne peut plus élogieuse.

"Ces forests, ces lieux enchantez,
Plains d'innocentes voluptez,
Ce parc, et ces belles allées
Des Dieux par eux habitez
(…)
Et ces bois qui leur sont Si chers,
Cher Abbé, me le sont de mesme,
Je confesse que je les aime "

Melun, Moret - où fut emprisonné durant deux mois son ami Foucquet, le surintendant de Louis XIV disgracié -, Nemours figurent des étapes régulières sur le chemin du Sud.

A l'autre extrémité du Gâtinais, Gien et Briare revêtent un intérêt particulier. Toutes deux ont l'avantage, aux yeux de la voyageuse, d'être situées sur la Loire, fleuve qu'elle chérit tout le long de la correspondance. Mais Gien, d'où elle écrit à son retour de Vichy, le 1" octobre 1677, pour relater à sa fille ce morceau de bravoure aux accents épiques - la visite des forges de la Chaussade, à Cosne -, est à quelques lieues seulement des terres de sa cousine, Mme de Sanzei, à Autry. Ici encore, le voyage prend des allures d'escapade et l'on n'hésite pas à faire un crochet par le chemin d'Autry, occasion de donner à Mme de Grignan des nouvelles d'une parente: "Nous avons trouvé cette comtesse de Sanzei avec son joli visage, mais une tristesse mortelle d'être devenue sourde au point qu'elle l'est", écrit la marquise, le lundi 4 octobre suivant. L'occasion également de distraire sa "très aimable" par le récit d'événements dont la futilité pourrait rebuter le profane ou choquer le manant, n'était l'enjouement personnel, sublimé par l'ardent désir de séduire sa lectrice. La lettre exhale un parfum d'aventure, de franche liberté, et le sud du Gâtinais figure - bien involontairement - le théâtre d'un jeu social propre au rang de Mme de Sévigné: "Nous devions quitter notre bonne compagnie (ses compagnons de cure à Vichy) dès midi, et prendre chacun notre parti, les uns vers Paris, les autres à Autry. Cette bonne compagnie, n'ayant pas été préparée assez tôt à cette triste séparation, n'a pas eu la force de la supporter, et a voulu venir à Autry avec nous. (...) Nous avons donc passé la rivière de Loire à Châtillon tous ensemble; le temps était admirable, et nous étions ravis de voir qu'il fallait que le bac retournât encore pour prendre l'autre carrosse. Comme nous étions à bord, nous avons discouru du chemin d'Autry. On nous a dit qu'il y avait deux mortelles lieues, des rochers, des bois, des précipices. Nous qui sommes accoutumés depuis Moulins à courir la bague, nous avons eu peur de cette idée, et toute la bonne compagnie, et nous conjointement, nous avons repassé la rivière, en pâmant de rire de ce petit dérangement. Tous nos gens en faisaient autant, et dans cette belle humeur, nous avons repris le chemin de Gien, où nous voilà tous".

Si Gien, chanté par le joyeux et spirituel P. E. de Coulanges, dit le "petit Coulanges", sorte de lutin à la rime facile, animateur du cercle Sévigné et cousin de la marquise, est une étape remarquée, Briare, non loin de là, est citée à maints endroits de la correspondance. Du 22 juillet au 27 novembre 1676, Briare est représentée d'écho en écho, au cœur des échanges épistolaires entre mère et fille. Cette dernière, qui avait quitté Paris en février 1674 projette d'y revenir, mais ce sera seulement réalité en décembre: "Mon carrosse ne vous manquera point à Briare...", "vous savez ce que vous trouverez à Briare", "je vous parlerai de votre voiture de Briare", "Si vous voulez que ce soit à Briare...". Quand on aime, on ne craint pas l'insistance et, chez Mme de Sévigné, le désir est si violent de retrouver "ses petites entrailles" que les lettres de cette période se muent en un long appel incessant; si séduisante soit-elle pour l'imagination, l'évocation d'une prochaine rencontre ne manque pas d'être frustrante, puisqu'elle est teintée d'incertitude et sans cesse reportée. Envoyer carrosse à un ami, venir au devant de l'être cher sont faits relativement courants à une époque où le voyage reste un événement. Briare est d'ailleurs un carrefour, puisque fréquemment on quitte la route pour le coche d'eau: "Je crois que votre voiture doit être la litière jusqu'à Roanne, et la rivière jusqu'à Briare, où vous trouverez mon carrosse". Briare, c'est encore l'occasion d'écrire avec un enjouement badin, une liberté propre à la province, loin des convenances de la Cour et de la Ville, de rapporter les chansons "légères" de quelque ami de rencontre: "On écrit à Briare tout ce qui se présente. C'est sur l'air:

Cominges n'est pas malhabile
Quand il s'agit de prendre un coeur;
Si ce n'est celui du pupille,
C'est celui de son gouverneur ".

Au cours d'un autre voyage, empruntant la route de Bourgogne, Mme de Sévigné raille le parler provincial et particulièrement celui de cette région, laissant à nouveau transparaître ses préjugés. Faisant étape à Villeneuve-sur-Yonne, le 18 août 1677, elle conte à sa fille, citations à l'appui, la conversation qu'elle a eue avec l'hôtesse de l'auberge où elle est descendue, et Si cette dernière suscite l'intérêt de la marquise, ce n'est pas tant par la grâce de son langage et la qualité de son esprit que par son "bon goût", du moins aux yeux (au cœur, devrait-on dire) de son interlocutrice: celle-ci parle du dernier passage de Mme de Grignan dans son hôtellerie ! : "elle me dit que vous étiez triste, que vous étiez maigre (...). Elle me dit qu'elle entrait bien dans nos sentiments, qu'elle avait marié aussi sa fille loin d'elle, et que le jour de leur séparation, elles "demeurirent " toutes deux pâmées (...), elle me dit que c'est qu'elle avait trouvé un bon parti, un honnête homme, " Dieu marci " (...). Ma bonne, je vous laisse méditer sur la justesse de la comparaison, et sur la naïveté de la bonne hôtesse". La fille de cette pauvre femme, il est vrai, habitait désormais Paris... Qu'on juge de la distance ! Quant à Mme de Sévigné écrivain, le passage témoigne de l'exigence qui est toujours sienne d'une esthétique du naturel, les expressions du beau monde côtoyant dans la lettre termes dialectaux et expressions populaires.

Entre Fontainebleau et Briare, au cœur même du Gâtinais, Montargis, ville de grand passage, située sur la route de Paris à Lyon, reçut donc la visite de Mme de Sévigné. Si l'on veut s'appuyer sur des faits tangibles, deux lettres au moins prouvent qu'elle y fit étape. L'une, datée du mardi 12 mai 1676, est écrite de Montargis : "je suis à Montargis avec la bonne d'Escars, en bonne santé, hormis ces mains et ces genoux. Voici une route, ma fille, où vous passez". Cette dernière affirmation suffit à assurer la capitale du Gâtinais de la reconnaissance et de la fidélité de la mère attendrie. Nouvelle étape lors du retour de cette cure à Vichy: "Mes chevaux témoignèrent hier qu'ils seraient bien aise de se reposer à Montargis; nous y fûmes le reste du jour. Nous y étions arrivées à huit heures; c'est un plaisir de voir lever l'aurore (...).

Nous allâmes le soir chez Mme de Fiennes qui est gouvernante de la ville et de son mari qu'on appelle pourtant Monsieur le Gouverneur 4. Elle me vint prendre à mon hôtellerie (...). Elle est divinement bien logée. Cet établissement est fort joli, elle y règne trois ou quatre mois, et puis se va traîner aux pieds de toutes les grandeurs, comme vous savez".

Ce même billet, envoyé de Nemours, nous apprend que la marquise voyage de nuit: "nous marchons quasi toute la nuit" remarque-t-elle. Aussi bien avait-elle annoncé, dès l'abord : "Je défie votre Provence d'être plus embrasée que ce pays". Si la chaleur incommode la voyageuse, Si les chevaux sont particulièrement fatigués, c'est que les routes étaient le plus souvent en mauvais état. Elie Berthet, dans Le Cadet de Normandie écrit à ce sujet: "Vers le milieu du XVII, siècle, les voies de communication, même aux approches de la capitale, étaient si mal entretenues et si peu sûres que l'on ne doit rien trouver d'extraordinaire dans cette tradition parvenue jusqu'à nous, qu'avant de partir de Lyon pour Paris, l'on croyait devoir faire son testament. La plupart (des chemins) n'étaient point pavés, et les ornières et la boue les rendaient presque impraticables dans la mauvaise saison; les rivières se passaient à gué d'ordinaire malgré les inondations". S'ensuit une description quasi-apocalyptique des conditions de voyage : traversées de fleuves, qualité des chevaux, accueil des auberges ne trouvent nullement grâce aux yeux de l'auteur. Quant aux risques d'attaques, il rejoint sur ce point Locatelli dont nous avons précédemment évoqué le récit. Cependant, rien de tel dans les lettres de Mme de Sévigné concernant la traversée du Gâtinais, du moins. Si elle conte, de ci de là, un incident, voire un accident de parcours, telle cette versade qui la conduisit par deux fois dans un étang avec son cousin Coulanges en juillet 1685, c'est en un autre lieu. Il semble, au contraire, qu'elle ait hautement apprécié, relativement peut-être, la traversée de la région. "J'ai toujours marché (de Villeneuve-Saint-Georges à Joigny) par le plus beau temps, le plus beau pays et le plus beau chemin du monde. Vous me disiez qu'il était d'hiver quand vous passâtes; il est devenu d'été et d'un été le plus tempéré qu'on puisse imaginer". Il est vrai que ces propos sont tenus à un moment béni: Mme de Sévîgné rejoint sa chère fille en Provence et la perspective de la revoir, ajoutée à la belle saison, rend la marquise euphorique, et le voyage tellement plus agréable! On se souvient encore de l'appréciation très favorable inspirée par les paysages du Gâtinais. Ne glisse-t-elle pas néanmoins, dans la lettre précitée, l'assertion suivante: "Tout mon déplaisir, c'est que l'hiver, les chemins sont une autre affaire" ? Mme de Sévigné, comme la plupart des voyageurs au XVIIe siècle, préférait la voie d'eau, principalement la Loire.

Comment la marquise voyageait-elle lorsqu'elle empruntait les chemins du Gâtinais ? Une lettre de 1672 nous donne une idée assez précise de son équipage, des plus luxueux: "Je vais à deux calèches, j'ai sept chevaux de carrosse, un cheval de bât qui porte mon lit, et trois ou quatre hommes à cheval; je serai dans une calèche tirée par mes deux beaux chevaux; l'autre aura quatre chevaux avec un postillon". Ailleurs, elle parle d'un grand carrosse à six chevaux escorté par deux, trois ou quatre hommes à cheval. Le vicomte G. d'Avenel nous propose cette description du carrosse qui, à quelques détails près, était celui de Mme de Sévigné dans sa traversée de la région montargoise: "dans le fond, des appuis de crin, les "custodes", amortissaient les cahots; sur les côtés, des "mantelets" de peau s'abattaient en guise de glaces (...). Des montants sculptés portaient un ciel de bois drapé d'étoffe -"l'impériale" - auquel s'attachaient des parements de cuir, les "gouttières", qui empêchaient l'eau de tomber à l'intérieur. Enfin, au corps de la voiture, était attachée, en guise de frein, une chaîne de fer qui servait à enrayer les roues dans les descentes". Mme de Sévigné vante de temps en temps les mérites de son équipage; en témoigne ce mot, de Joigny: "mon cocher est un homme admirable; j 'aime mieux une de ses moustaches que tout votre Lombard. Nos chevaux sont fringants".

Mais il fallait parfois, vu l'état des routes, renoncer aux roues pour adopter la litière. En 1676, lorsqu'à l'automne, Mme de Grignan se propose de rejoindre sa mère à Paris, elle prend la litière de Lyon à Roanne, puis emprunte la rivière jusqu'à Briare. La voyageuse est assise ou allongée en une sorte de chaise à porteurs, assez spacieuse, soutenue entre deux brancards portés par des mulets qui agitent, en marchant, leurs sonnettes.

Nous l'avons annoncé, Mme de Sévigné, par souci de sociabilité, mais aussi de confort, s'efforce de faire étape chez les amis de passage. Elle le conseille même à sa fille, par un envoi du 4 novembre 1676: "Si vous venez, ma bonne, ce n'est pas mal dit de descendre à Sully. La petite duchesse vous enverra sûrement jusqu'à Nemours, où certainement vous trouverez des amis, et le lendemain encore des amis, et ainsi en relais d'amis, vous vous trouverez dans votre chambre." En effet, les auberges et hôtelleries n'ont pas grande réputation. Selon Locke, au XVII' s., elles sont en général bien modestes. Il donne la description sui vante de la plus belle qu'il ait fréquentée: "sol carrelé et sans tapis, une table en bois blanc et quelques chaises communes voisinant avec deux beaux miroirs garnis de chandeliers". On pourrait objecter qu'il s'agit d'une auberge du Havre, mais la marquise n'est guère plus élogieuse quand il lui prend de commenter ses arrêts dans une hôtellerie, où qu'elle soit: "Nous arrivâmes à minuit dans un tugurio plus pauvre, plus misérable qu'on ne peut vous le représenter; il n'y avait rien du tout que de vieilles femmes qui filaient et de la paille fraîche, sur quoi nous avons tous couché, sans nous dépouiller". En juin 1676, de retour de Vichy, elle dort à Briare "sur la paille et sur les coussins du carrosse". Le confort comme le rang exigeaient d'emporter généralement son lit, Si l'on voulait être sûr de coucher à l'étape dans des draps blancs. Mme de Sévigné sacrifiait bien sûr, sinon à la règle, du moins à cette sage précaution. Nous savons qu'elle s'arrêta à Fontainebleau au "Lion d'Or", mais sur ses arrêts à Montargis, comme sur ceux de Joigny ou de Nemours où elle dit écrire "d'une auberge", Mme de Sévigné est bien peu loquace. Elle parle seulement de "son hôtellerie". Il est vrai qu'elle pouvait trouver le gîte au monastère de la Visitation de la ville, fondé, comme ceux de Nevers et de Moulins, par sa grand-mère Jeanne de Chantal. Il est bien difficile dans ce cas d'avancer le nom de la moindre enseigne, tant les auberges étaient nombreuses et florissantes à Montargis depuis le début du siècle, date à laquelle on délaissa de plus en plus la route initiale - à l'Est - pour pratiquer celle qui passait par Fontainebleau et Nemours.

Montargis était d'ailleurs le carrefour de deux itinéraires parallèles en direction de Paris via Corbeil. Mme de Sévigné empruntait assez rarement la première de ces routes, créée par Louis XI, située sur la rive gauche du Loing. Deux lettres à sa fille y font cependant allusion (16 mai 1676 et 20 septembre 1687), la dernière évoquant précisément une halte au relais de Poste de Pont-Agasson, situé entre ceux de Préfontaines et de Bougligny, au pied de Château-Landon: "Vous avez mal jugé de nos gîtes. Nous ne savons ce que c'est que Pont-Agasson; nous vînmes àMilly..."

A cause de l'importance croissante de Nemours et de Fontainebleau, on préféra peu à peu "l'itinéraire des rois de France", la route postale élargie, rénovée, qui longeait la vallée du Loing : la marquise elle-même la pratiquait assez régulièrement comme en témoignent les étapes que l'on sait. Sans doute son équipage lui permettait-il de relier Nemours à Montargis en réduisant le nombre de haltes. Mais on peut penser qu'elle dut connaître au moins l'un des relais de poste qui jalonnaient son chemin: Glandelles, Beaumoulin, La Croisière, Fontenay-sur-Loing (et ses fameux gibets!) ou Puy-la-Laude.

Les hôtelleries, de plus en plus nombreuses, devinrent donc prospères à Montargis au cours du XVIIe siècle et le quartier de la Chaussée, où s'effectuait l'arrivée de Paris par la Porte du Loing, fut le grand bénéficiaire de cette mutation, vers la fin du siècle, lorsque la traversée de la ville se fit par la rive droite du Loing.

Parmi les établissements les plus "huppés", ceux qui étaient susceptibles de recevoir une dame de la société telle que Mme de Sévigné, citons seulement l'Escu de France, le Croissant, la Corne de Cerf à la Chaussée, la Magdeleine ou la Petite Forest, situés à l'opposé, faubourg de Lyon, peut-être encore l'Hôtellerie du Chapeau Rouge de la rue aux Moines (rue Dorée) ou l'auberge de la Crosse, dans la Grande Rue, considérée comme l'une des plus riches, des plus confortables. Un chercheur local, M. G. Leloup, qui a particulièrement étudié le sujet, nous propose ce croquis de l'hôtellerie montargoise telle que l'a vue Mme de Sévigné: "nous connaissons tous la grande salle avec sa vaste cheminée et sa table d'hôte où les clients prenaient tous ensemble leurs repas. Dans les chambres étaient disposés plusieurs lits et les voyageurs devaient souvent partager leur couche avec des inconnus, inconvénient mineur comparé à celui causé par les puces et punaises, toujours présentes en ces lieux. Dans les écuries souvent très grandes (celles de l'Hôtellerie de l'Ange à Montargis, adossées au futur collège des Barnabites pouvaient en contenir trois cents), les chevaux n'étaient guère mieux traités que leurs maîtres, et les rations étaient distribuées avec parcimonie ". Quant au prix, les bons hôtels montargois d'alors coûtaient environ sept francs.

La lettre, dans laquelle Mme de Sévigné ne manqua certainement pas de relater sa découverte de Montargis par la Porte de la Syrène, puis, plus tard, par la Porte du Loing en direction du Sud ou à son retour, par le faubourg de la Porte de Lyon (anciennement Faubourg aux Moines), ne nous est pas parvenue. On eût aimé trouver sous sa plume ce charmant tableau de Montargis, dû à l'un de ses contemporains, J.J. Bouchard, qu'elle aurait animé selon sa fantaisie, la coloration savoureuse et primesautière de son imagination "petite ville, mais plus ressemblante à Paris qui se voye en tout le chemin pour la beauté des rues et gentillesse des bastiments et surtout du pont où il y a des maisons basties de chaque côté comme sur le Pont Notre Dame (pont de Puiseaux). L'advenue en est fort belle pour les vignes et les prez qui l'environnent".

Les séjours de Mme de Sévigné en Gâtinais furent plus nombreux qu'on ne le pense généralement. Peut-être la marquise avait-elle fait connaissance avec la "Venise du Gâtinais" lors d'une de ses fréquentes visites à son oncle, Jacques de Neuchèze, en sa proche abbaye de Ferrières, et même à son grand-oncle, le prédécesseur, André Frémiot. En effet, on retrouve dans les archives paroissiales de la mairie actuelle (Mi EC 145 [R]) deux actes de baptême jusqu'alors inédits, au bas desquels la très jeune Marie de Rabutin-Chantal a apposé sa signature. Elle a seulement onze ans lorsqu'elle est marraine d'une petite Marie Mousseau, fille de Louis Mousseau, le 21 août 1637, et deux ans plus tard (14 août 1639), elle signe avec Jacques de Neuchèze : l'enfant est baptisé sous le nom de Jacques... car telle était alors la tradition ! Par ailleurs, au cours de ses Mémoires, une lettre de Bussy-Rabutin à la marquise, en date du 15 novembre 1648, fait allusion à "un parent commun", l'évêque de Chalon, qui n'était autre que Neuchèze précisément: (...) "je m'en allai à l'abbaye de Ferrières rendre visite à Jacques de Neuchèze, évêque de Chalon, oncle de ma femme. J'y trouvai Sévigné et sa femme, ce qui m'obligea de séjourner six jours (...) et quelque temps après j'écrivis cette lettre à Sévigné et à sa femme : "au reste, mes chers, je vous demande des nouvelles de notre oncle".

Ainsi, avant même d'avoir traversé la région au cours de ses nombreux voyages, Mme de Sévigné connaissait le Gâtinais, pour le moins dès l'âge de il ans...

*

Nous l'avons vu, les lettres de Mme de Sévigné sont émaillées de relations de voyage, mais celles-ci concernent autant ses proches et, en premier lieu, sa fille, qu'elle-même. Elle a tendance à vivre les déplacements par personne interposée, et Si elle écrit à chaque étape, nous proposant d'intéressants détails sur le trajet suivi et les diverses aventures vécues, elle s'attarde parfois plus sur un voyage passé ou futur, surtout s'il a pour but le château de Grignan ou Si la comtesse en est - ou en fut - l'héroïne.

Détail frappant, les descriptions sont teintées d'impressions personnelles, toujours liées au sentiment, rarement objectives. Le Gâtinais n'échappe pas à cette dominante de la correspondance. Mme de Sévigné l'entrevoit à travers le prisme de l'affectivité. Les lieux traversés évoquent le souvenir de l'être aimé - paysages "selon le cœur" - plus qu'ils ne sont remarqués pour leur qualité propre, leur pittoresque. Et Si pittoresque il y a, il est appréhendé par rapport à la Provence 5. L'intention n'est-elle pas de provoquer chez sa lectrice "une imagination de la lettre au sens précis du mot, destinée à créer l'illusion de la vie" ? comme l'écrit si justement B. Raffalli. Et si la traversée de cette région revêt une certaine importance, c'est que - trait d'union entre Mme de Grignan et elle-même - elle est liée à son "moi" le plus profond. Qu'elle évoque un lieu où elle a dû laisser partir sa fille - cet être de fuite -, après avoir prolongé au maximum la rencontre, et l'avoir raccompagnée, aussitôt ce lieu est enveloppé d'un halo d'hostilité. Chaque endroit a sa couleur, sa tonalité, selon le sentiment qu'en a la marquise, selon les souvenirs ou ses préoccupations intimes, les correspondances internes qu'elle peut établir, préoccupations et correspondances qui lui sont propres. Ainsi Fontainebleau, où Mme de Sévigné avait conduit la comtesse l'année précédente, devient un lieu tabou, un ennemi même, personnifié qu'il est par l'imagination; et les lettres commentant les passages ultérieurs en cette ville sont empreintes d'une réelle réticence: "je ne veux point passer par Fontainebleau à cause de la douleur que j 'y sentis en vous conduisant; il faut que j 'y retourne au-devant de vous" déclare-t-elle quelques jours seulement avant son départ pour Vichy, le 6 mai 1676. La dernière assertion évoque un véritable exorcisme. Telle une litanie, l'obsession était d'ailleurs chantée dès la séparation. Il est vrai que, contrairement à ce qui s'était passé en 1671, lors du premier départ de sa fille, depuis 1673 Mme de Sévigné abandonne l'espoir d'un avenir plus apaisé et se sait définitivement condamnée aux séparations inéluctables et aux retrouvailles précaires. Le temps est désormais fermé : "Je ne dois pas espérer mieux de l'avenir que du passé". D'où l'acuité de la "douleur". A son retour, elle n'évitera pas Fontainebleau, mais précisera néanmoins: "Nous allons ce soir coucher à la capitainerie de Fontainebleau, car je hais le "Lion d'Or" depuis que je vous y ai quittée, j 'espère me raccommoder avec lui en vous y allant reprendre. J'ai rêvé sur votre retour". "Retour" efface "quittée". La lettre expédiée de Villeneuve-le-Roi, le 18 août 1677, illustre fort bien les relations entre les lieux traversés et l'affectivité. Mme de Sévigné emprunte à nouveau la route de Bourgogne par Melun, Fontainebleau et Auxerre, la même que pratiqua "la belle comtesse" en juin 1675. Les diverses étapes effectuées dans notre région (Villeneuve-sur-Yonne - Joigny - Auxerre) sont peuplées de souvenirs, qu'ils soient d'origine épistolaire ou plus directement suscités par les hôtes et hôtesses qui l'accueillent, après avoir reçu Mme de Grignan. "J'eus le cœur un peu serré à Villeneuve-Saint-Georges, en revoyant ce lieu où nous pleurâmes de si bon cœur au lieu de rire (...) Je lui mandai fort (à l'hôtesse) comme vous étiez la dernière fois". Voyageant ainsi par l'imagination avec sa fille et ayant encore la perspective de la retrouver très prochainement, Mme de Sévigné communique sa jubilation au fil de cette lettre: "Le beau temps, et la jolie terre !" s'exclame-t-elle de Joigny. Quand bien même elle roulerait sous la pluie, le paysage n'en serait nullement altéré. On peut parler de paysage intérieur. A preuve cette autre missive du 11 octobre 1688 où elle déclare : "J'ai reçu, ma chère fille, vos deux billets de Joigny et d'Auxerre. Le chemin de Joigny est insupportable aux yeux". On pourrait taxer la marquise d'incohérence si l'on attribuait à cette dernière phrase une signification matérielle, puisqu'en 1677 elle avait noté la facilité de la route. Mais il faut, de toute évidence, entendre "chemin insupportable" au sens moral. D'ailleurs, la confession suivante nous éclaire tout à fait: "Je vous vois partout dans un déchirement de cœur si terrible que j'en sens vivement le contrecoup". Une phrase qui, par la seule charge émotionnelle des mots suffit à corroborer la thèse de J. Cordelier selon laquelle la Correspondance serait un "chef-d'œuvre de correspondance amoureuse, digne de figurer en bonne place dans toutes les anthologies de lettres d'amour (...), les rapports de la mère et de la fille (ayant) tout d'une véritable liaison amoureuse".

Mme de Sévigné exprime cependant avec grande lucidité le lien étroit entre la région parcourue et son état d'âme selon les circonstances: "Je regarde tous ces lieux où je passai il y a quinze mois avec un fond de joie si véritable, et je considère avec quels sentiments j 'y repasse maintenant ; et j'admire ce que c'est que d'aimer quelque chose comme je vous aime". Le thème classique du "souvenir heureux dans un jour de malheur", maintes fois évoqué, est ici exprimé avec une intense émotion : au rythme né du déséquilibre entre les deux premières propositions, construites parallèlement - la marquise s'attardant sur le souvenir du bonheur - s'ajoute un libre jeu sur la coordination "et", l'une soulignant l'opposition, la dernière, en conclusion, ayant valeur de conséquence. Par surcroît, elle nous livre la clef de cette métamorphose apparente. En ce sens, le voyage est fondamentalement réminiscence: il s'apparente plus au temps qu'à l'espace proprement dit. Le temps retrouvé, pourrait-on dire sans trahir Proust qui s'enchantait des Lettres de Mme de Sévigné ; il ne manquait pas d'y discerner une sensibilité complice de la sienne, et dans ce livre involontaire et sans construction, la victoire sur le temps par la lettre.

Si la voyageuse transporte avec elle son passé, ses souvenirs, des images "selon le cœur" au cours du trajet, elle projette dans sa correspondance les déplacements à venir - les siens et ceux des autres. Bien sûr, ceux de Mme de Grignan ont sa faveur. Le voyage de Grignan à Paris envisagé en août 1676 n'aura lieu en fait qu'en hiver et Mme de Sévigné ne cessera d'employer un futur qui - on le sent - effacera le présent pendant près de cinq mois, cinq mois de vie bercée d'imaginaire: "Mon carrosse ne vous manquera point à Briare", "Vous savez ce que vous trouverez à Briare", etc.

Si les lettres ponctuent les déplacements de descriptions, impressions, confidences, commentaires de tous ordres, elles participent directement du voyage lui-même. Lettre et voyage sont intimement liés, jouent un rôle à la fois identique et complémentaire. Tous deux tendent à effacer l'espace qui sépare deux êtres. Mais la lettre a une autre fonction: non seulement elle triomphe de l'espace, mais elle efface le temps puisque, chemin faisant, lorsque Mme de Sévigné rédige son billet, elle perçoit une date ultérieure - celle de la réception par sa fille - et lorsque cette dernière le recevra, la mère sera déjà plus proche de la "chère bonne". Par l'imagination, la marquise est déjà projetée dans un futur qui réduit la séparation sur les plans temporel et spatial. En ce sens, la lettre est présence et présent: l'épistolière vit à la fois dans son présent et dans celui de sa correspondante... Ambivalence du temps "brisé". D'où la volonté d'écrire après chaque voyage très régulièrement. "Je vous écrirai de tous les lieux où je passerai". D'où également la déception ressentie, l'inquiétude manifestée lorsqu'une lettre de l'une ou de l'autre tarde. Si elle tient à "écrire des chemins", la marquise aime également recevoir son courrier le long du parcours et les étapes n'ont de réel intérêt que par rapport aux nouvelles qu'elle y trouve : "adressez vos lettres pour moi et pour mon fils à Dubut, je crois que je les recevrai encore mieux par là que par des traverses. Je crois que notre commerce sera un peu interrompu, j'en suis fâchée." A chaque arrêt, elle s'enquiert des nouvelles de la comtesse: "J'espère demain de vos nouvelles à Auxerre", écrit-elle de Joigny, le 18 août 1677 ; "vous avez bien disposé leur marche. Ecrivez à M. Roujoux, maître de la poste de Lyon, que vous le priez d'avoir soin de me faire tenir vos paquets à Vichy". Attente vaine... les lettres suivantes de Mme de Sévigné retentissent de son chagrin. Et cependant, Mme de Grignan lui adressait régulièrement, durant les neuf jours de voyage de Paris à Lyon, six ou sept lettres. Heureusement, à son retour, de Gien, elle pourra se féliciter de ce que les mesures prises - l'envoi des lettres à Moulins et à Briare - auront enfin été efficaces : "J'ai pris votre lettre, ma très chère, en passant par Briare ; mon ami Roujoux est un homme admirable". La lettre, durant le voyage, est un substitut, un succédané qui permet d'apaiser l'attente, de préparer la proche rencontre, de la rendre plus exaltante, d'exacerber le désir, d'en aviver le plaisir, ou, s'il s'agit du retour, de pallier le trou noir de l'absence, de prolonger artificiellement le "cordon ombilical".

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Voyage vécu, voyage de l'être aimé, voyage projeté ou imaginaire, voyage "sentimental", il y a en fait plusieurs voyages dans la correspondance de Mme de Sévigné, chacun d'entre eux déployant ses propres tentacules. Et le Gâtinais, si souvent traversé par la marquise, lieu de ses étapes vers la Provence, n'échappe pas à la règle. C'est ce qui fait l'originalité de ce récit à épisodes où chaque village, chaque rencontre s'inscrit au cœur de la trame sentimentale. Bien sûr, dans ces conditions, l'aspect purement documentaire est secondaire et les lettres de Mme de Sévigné donnent une vision du Gâtinais trop partielle et trop personnelle pour être source d'information objective. Le document est laissé dans l'ombre, l'aspect purement littéraire étant prépondérant. La marquise nous convie à un tableau impressionniste de cette région, les couleurs "intérieures", distribuées par petites touches, prédominant singulièrement. Certains aspects inattendus nous sont livrés à travers les arcanes de l'affectivité. Sous cet angle original, le Gâtinais peut se flatter d'avoir été chanté par la plus grande épistolière qu'on ait jamais eue. Chanté sur le mode majeur, puisque cette région sera le témoin privilégié, au cours de l'hiver 1671, de la première séparation entre Mme de Sévigné et celle qu'elle devra désormais se résigner à appeler "la Belle Provençale": "Je ne sais où me sauver de vous (...). Je ne vous ai point écrit à Briare. C'était ce cruel mercredi qu'il fallait écrire. C'était le propre jour de votre départ". Mais Si le Gâtinais creuse un premier espace, une première frontière "historique" entre "la Belle Maguelonne" et sa mère, il va contribuer - étape initiale de la séparation - à créer le ferment d'une écriture originale, à sublimer la passion amoureuse en ouvrage littéraire. Ainsi tomberont les diverses frontières, ainsi écrit et vécu se rejoindront dès lors qu' "il n'y a plus de pays fixé par moi que celui où vous êtes". Mutation de la mère éplorée - douloureuse image de l'éphémère - en écrivain voué à la postérité.


Notes :

  1. Mme de Sévigné, Correspondance, La Pléiade, ed. R. Duchène, 3 tomes, 1972-1978, T. II, p.291. Cet ouvrage constituant la "pierre angulaire" de notre étude, nous nous y référons le plus souvent.
  2. Les limites du Gâtinais s'étirent, selon l'époque et les convictions intimes de l'historien local. Tour à tour écrasée entre Beauce et Bourgogne, Ile-de-France et Sologne, parfois réduite à la grande banlieue de Montargis, cette région possède pourtant une frontière naturelle Nord-Sud qui semble - de Blaeue (Atlas de 1619) à H. Perruchot (La Venise du Gâtinais, 1947) en passant par E. Michel (Monuments militaires civils et religieux du Gâtinais, 1879) - s'imposer, malgré ces "lisières vaguement indéterminées" : Loire et Seine. Nous adopterons donc ces limites comme étant celles du Gâtinais au XVIIe siècle, du moins le Gâtinais "orléanais", correspondant à l'ancienne élection de Montargis et caractérisé par une artère centrale : le Loing.
  3. Le lieue de Poste valait 3 898 m
  4. Henri Garnier des Chapelles, fils de la nourrice de la reine d'Angleterre, dont l'épouse refusa toujours de porter le nom.
  5. Par exemple : "Je défie Votre Provence d'être plus embrasée que ce pays  ; mais nous avons de plus la désolation de ne point espérer de brise" : il s'agit du Gâtinais, puisque la lettre est écrite de Nemours (Mme de Sévigné, Op. Cit., T. Il, p. 328, vendredi 26 juin 1676).

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