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Vin, vignes et vignerons à Bellegarde du Gâtinais et ses environs au XVIIIe siècle. 

par Frédéric PIGE
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Saint Vincent à Bellegarde

Cet article est extrait du Bulletin de la Société d'Emulation n°108, septembre 1998


 Les campagnes du Gâtinais, sous l’Ancien Régime, étaient connues pour trois spécialités : le miel, le safran et le vin. C’est ce dernier que nous étudierons à travers l’exemple de Bellegarde, Quiers et Ouzouer. Le vignoble du Gâtinais est, d’une manière générale, assez méconnu. A ceci, plusieurs raisons : d’abord sa renommée remonte au Moyen-Age ; ensuite la proximité de l’Orléanais, beaucoup plus connu, lui a fait de l’ombre et enfin il n’a été que très peu étudié[1]. Aussi l’étude présentement menée sur le vignoble de la région de Bellegarde a-t-elle pour but de dresser un premier état du vignoble du Gâtinais au XVIIIè siècle. Bellegarde ne peut être entièrement représentative de ce que fut ce vignoble : certaines régions, comme celle de Beaune, sont notablement plus viticoles.

Les sources pour traiter d’un tel sujet sont assez minces à première vue. En effet, les Archives Départementales du Loiret ayant brûlé en 1940, nous ne pouvons plus disposer du fonds de la Cour des Aides de l’élection de Montargis, qui aurait pu nous donner une quantification de la production viticole de Bellegarde et la destination de ce vin. Ceci explique que ces sujets ne seront que très succinctement approchés. Cependant, j’ai pu disposer de deux autres sources très importantes des actes notariés et des actes d’état civil. Les fonds BAUCHY, CARNAULT, MARTIN et LECOCQ ont constitué mon premier corpus de sources. Ils regroupent une partie des minutes des études des notaires de Bellegarde et de sa région. J’ai pu y retrouver les différents actes du quotidien des vignerons : contrats de mariage, baux, actes de ventes, inventaires après décès, actes concernant la vente et la location des parcelles de vigne, actes d’assemblées villageoises (tableaux de taille, nomination des marguilliers, syndics, collecteurs de taille et d’hommes vivants et mourants), quelques actes de vente de vin et des titres cléricaux. Il est intéressant de signaler une telle variété d’actes notariés, car ceci est rare. Mon second corpus de sources a été constitué par les registres d’état civil de Bellegarde, Quiers et Ouzouer. J’y ai relevé tous les actes concernant des familles de vignerons pour constituer 229 arbres généalogiques. Ceux-ci m’ont permis d’étudier les comportements démographiques des vignerons.

1. Etat du vignoble de la région de Bellegarde

 Cette première partie est consacrée à l’estimation de la superficie de vignes plantées dans la région de Bellegarde, à son évolution et à la détermination de ses propriétaires et exploitants.

Lors du dépouillement des actes notariés, j’ai relevé tous les lieux-dits où étaient mentionnés des vignes, ce qui m’a permis de reconstituer le parcellaire ci-dessous[2] :

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    Graphe 1 : Emplacements des clos de vigne à Bellegarde, Quiers et Ouzouer.

 Il y avait environ 44 clos de vigne d’une superficie comprise entre 0.3 et 17.5 hectares chacun. Il est possible que certains m’aient échappés en raison de leur absence dans les sources. De plus, tous ces clos n’étaient pas entièrement plantés en vigne. En effet, on y retrouve des terres labourables. Aussi les résultats que je vais donner sont approximatifs et ne sont là que pour donner un ordre de grandeur. J’ai trouvé que la vigne pouvait occuper à Bellegarde environ 24 hectares, soit 5% du territoire paroissial, à Ouzouer environ 21 hectares, soit moins de 2% de la paroisse et à Quiers environ 184 hectares, soit 11% de la paroisse. Il apparaît clairement que la culture de la vigne était donc plus le fait de Quiers sans qu’elle soit la culture dominante. A Ouzouer, la vigne était assez marginale. Au total, on peut estimer qu’il y avait environ 229 hectares de vigne sur un territoire de 3311 hectares. Ce chiffre semble correcte et non démesuré si on le compare aux vignobles voisins : il y avait 530 hectares de vigne à Beaune, 148 hectares à Saint Loup des vignes et 87 hectares à Juranville au milieu du XVIIIè siècle[3]. Cependant les estimations que je donne ne tiennent pas compte de l’évolution du vignoble.

Pour mettre en évidence cette évolution de 1730 à 1789, je me suis servi des différents actes notariés concernant la vigne. J’ai relevé, par période de cinq années, la superficie et le nombre de parcelles qui étaient qualifiées de « vignes nouvelles » ou âgées de moins de douze ans, et celles qualifiées de « vignes délaissées », « en désert » ou « en friche », qui devaient être arrachées. Des résultats obtenus, j’ai pu dresser le graphe ci-dessous[4] :

Graphe 2 : Evolution de la superficie de vigne.

 La tendance était à l’arrachage de la vigne : environ 11.4 hectares de vignes ont été plantés contre environ 26.4 hectares qui ont été arrachés. La courbe des vignes délaissées, destinées à être arrachées, est beaucoup plus marquée : d’une manière générale, de la vigne a été en permanence arrachée avec deux pics , l’un entre 1740 et 1759 et l’autre entre 1770 et 1774. Je ne pense pas que ces deux pics correspondent à l’écho de pics de plantations antérieures. En effet, dans les arrachages, il y avait aussi des vignes qui pouvaient être encore productives mais que l’on a éliminées au profit des terres labourables. Ainsi, par exemple, un bail[5] du 11 novembre 1754 stipulait que le locataire prendrait 60 cordes de vigne qu’il arracherait « si bon lui semble », c’est-à-dire s’il estimait que la terre labourable était d’un meilleur rapport. Ainsi ce déclin de la vigne est en rapport avec les cours du prix du vin.

Il apparaît, au travers des actes de vente, que les vignes étaient achetées principalement par les artisans et les marchands : ils ont acheté respectivement 23 et 34.5% des superficies de vignes entre 1730 et 1789. Ces résultats sont intéressants car leurs professions n’ont que très peu de liens avec la viticulture. Il se peut donc que l’acquisition de parcelles de vigne corresponde à la recherche de revenus complémentaires apportés par le vin ou par la location de ces parcelles de vigne. Les groupes des manoeuvres et des vignerons sont peu représentés pour les acquisitions : respectivement 4 et 9.2% de la superficie de vigne. Il semble que leurs moyens étaient insuffisants pour pouvoir acquérir des parcelles de vigne. Ceci est confirmé par l’étude des baux de vigne : les vignerons louaient à eux seuls 25% de la superficie de vignes mise en location et les manoeuvres 16.5%.

L’arpent de vigne était donc assez cher :

  Prix moyen de l’arpent de vigne  Prix moyen de l’arpent de terre labourable
1730/1749 149£11s 71£18s
1750/1769 210£19s 79£14s
1770/1789 263£12s 149£12s

Tableau 1 : Evolution comparée du prix de l’arpent de vigne et de l’arpent de terre labourable de 1730 à 1789[6].

 Le prix de l’arpent de vigne est très nettement supérieur à celui de l’arpent de terre labourable : environ 107% sur l’ensemble de notre période. Son augmentation est assez forte : il a progressé de 41 puis de 25%. L’acquisition de vigne n’était pas une chose aisée pour les catégories socio-professionnelles les plus humbles, ce qui explique qu’elles en achetaient très peu et en louaient beaucoup[7]. L’achat de vigne était plutôt le privilège des plus riches.

Le prix de l’arpent de terre labourable est nettement moins élevé et donc plus accessible. Ceci a permis à des vignerons de s’enrichir : ils achetaient des terres labourables qu’ils plantaient en vigne pour pouvoir les revendre rapidement et ainsi gagner de la plus-value[8].

2.   La communauté vigneronne

 Entre la vigne et le vin, il y a l’homme, celui qui permet la transformation. C’est cet homme que nous allons maintenant étudier, afin d’en connaître l’évolution démographique et la richesse.

Comme je ne possédait pas de recensements de la population, j’ai essayé d’estimer le pourcentage de vignerons. Pour cela, je me suis servi des registres d’état civil comme indicateur. La somme des actes des vignerons représente environ 22% du nombre total d’actes rencontrés. Est-ce que ce chiffre représente le pourcentage de vignerons par rapport à toute la population ? Non[9], mais il a cependant l’intérêt de donner un ordre de grandeur, très relatif, qui permet de conclure que les vignerons représentaient tout de même une population importante.

 

Baptêmes

Décès

Mariages

Total

Ouzouer

13.3

12.2

11.6

12.6

Bellegarde

15.2

14.3

15.6

14.8

Quiers

47.6

40

34

42.6

Ouzouer, Bellegarde et Quiers

24.2

21.4

20.9

22.6

Tableau 2 : Pourcentage des actes d’état civil des vignerons par rapport à la population totale.

 Si l’on observe ces chiffres en détail, on peut estimer que la population vigneronne n’était vraiment pas nombreuse à Ouzouer. Pour Bellegarde, la population vigneronne ne semble pas très importante non plus mais si l’on tient compte du fait que des trois paroisses étudiées, elle était la plus peuplée, alors on peut penser que cette population vigneronne était tout de même assez bien représentée. Enfin, la communauté vigneronne de Quiers devait être très nombreuse et devait figurer parmi les plus importantes avec les manoeuvres.

Au cours de mon étude, j’ai constaté que les courbes démographiques des vignerons tendaient à diminuer. L’exemple de la courbe des natalités des vignerons comparée à la population totale, toutes paroisses confondues, est la plus flagrante :

Graphe 3 : Evolution du nombre des naissances d’enfant de vignerons et de celui de la population totale.

 Les deux courbes[10] de l’évolution de la natalité se suivent plus ou moins avec les mêmes pics et les mêmes creux jusque dans les années 1778 où la courbe de l’ensemble de la population augmente, avec une forte amplitude, alors que la courbe de la natalité vigneronne se tasse. De plus, sur l’ensemble de notre période, la courbe des vignerons a décliné assez fortement, alors que celle comprenant l’ensemble de la population est restée stable.

Ceci se retrouve dans le graphe de l’évolution du pourcentage du nombre d’actes d’état civil de vignerons par rapport à la population totale :

Graphe 4 : Evolution du pourcentage du nombre d’actes d‘état civil des vignerons par rapport à la population totale.

 On peut voir que les trois paroisses connaissent le même déclin au cours de la période 1770/1789. Je pense que ce déclin est dû à une chute de la population vigneronne au sein de nos trois paroisses et non à un accroissement très vif du reste de la population.

Il est intéressant de mettre en parallèle cette baisse de la population vigneronne avec celui de la superficie de vignes cultivées, car les deux interviennent au même moment. D’ailleurs ceci est logique : moins il y a de vignes, moins il faut de vignerons. Cette régression générale du monde viticole semble donc une nouvelle fois conditionnée par le commerce du vin. La population vigneronne, même si elle formait une communauté, n’était pas homogène. Aussi, ai-je tenté de décrire cette diversité à l’aide des inventaires après décès et des contrats de mariage. Je rappelle que la vision est tronquée puisque les plus pauvres des vignerons n’effectuaient pas d’actes notariés.

On peut classer les vignerons en trois catégories, en fonction de leur mode de vie et de leur richesse.

Le premier groupe est constitué par ceux que Marcel LACHIVER[11] appelle « les vignerons de l’indigence ». Ce sont tous ceux qui ont pour seule qualité, par rapport aux journaliers ou aux petits manoeuvres, de savoir travailler la vigne. D’ailleurs, ils n’en possèdent pas : ils cultivent celles des bourgeois ou des artisans, qui leur font appel. Il n’est pas rare que ceux-ci,  plutôt que de les payer, leur échange leurs services contre des biens ou contre le paiement d’une partie de leur loyer[12]. Leur dépendance vis-à-vis de ces gens est extrême, car ce n’est pas le peu de terre qu’ils cultivent à côté qui leur permet de vivre. Leur misère peut être aggravée les années de mauvaises récoltes céréalière ou lorsque les intempéries ôtent tout espoir de vendange, car ils n’ont alors plus de travail et le prix du blé devient vite inaccessible. Ils sont alors obligés de s’endetter. Leurs inventaires après décès n’atteignent pas 200 livres et l’essentiel de leurs biens est constitué par leur mobilier. Ils possèdent très peu de réserves[13] et jamais de vin. Leur outillage est des plus restreints : un mauvais gouy, une marre, une pioche et une serpe. Parfois, ils sont obligés de vendre leurs biens pour éponger une partie de leurs dettes[14]. Ce sont ces vignerons là que l’on retrouve dans les tableaux de tailles comme exempts de collecte, car notoirement insolvables.

Le second groupe est celui des vignerons sans grandes richesses, mais assez pour louer des métairies, parfois avec une autre famille de vignerons[15]. Ils cultivent jusqu'à 10 arpents de terre qu’ils louent en plus de leurs vignes, qu’ils ont acquis en partie à la suite d’un héritage ou d’un achat. Parfois, ils possèdent une vache ou un porc, dont le fumier finit dans leurs vignes ou dans les champs. Leurs inventaires après décès révèlent entre 200 et 500 livres de biens concentrés principalement autour de leurs réserves. Leur matériel de viticulture reste encore sommaire. Ils disposent parfois de cuves pour faire leur vin, mais celles-ci sont de petites dimensions. Ces vignerons passent parfois à la collecte de la taille, à laquelle ils ne sont que peu imposés. Ils ne sont pas à l’abri de retomber parmi les vignerons les plus pauvres à la suite de plusieurs incidents climatiques, qui ruinent la moisson et surtout la vendange. Leur espoir d’ascension sociale est mince, il passe par leurs enfants et dépend de plusieurs facteurs : de bonnes vendanges successives, une faible descendance, qui réduit le partage des biens des ascendants, et un bon mariage.

Enfin, le dernier groupe, mais qui n’est pas le moindre, est celui des gros vignerons. Ils ne représentent qu’un très faible pourcentage de la population vigneronne et sont constitués par huit familles : LELOUP, DESLANDES, DELAISTRE, VILLE, RAFFARD, BRISSET, SAULNIER et GOJET. Ces familles se marient ente elles pour garder leur niveau de vie ou pour l’améliorer. Ces familles sont propriétaires des terres qu’elles cultivent : environ 7.5 arpents de terre labourable et 1.7 arpents de vigne en moyenne, sans compter des jardins, des près et des bois. Pour l’exemple, on peut citer la famille LELOUP qui possède  7.9 arpents de terre, 3.5 arpents de vigne, 1.1 arpents de jardins, 80 cordes de bois et 18 cordes de prés. L’exploitation des terres se faisait dans le cadre familiale, avec parfois un besoin de main d’œuvre extérieure lors des moissons ou des vendanges. Les gros vignerons avaient donc assez  de terre pour s’occuper. Cependant, il arrive qu’ils pratiquaient une deuxième activité : buraliste, cabaretier, tonnelier, marchand, ... . L’essentiel de leur richesse mobilière est constitué par leurs réserves (33% de leurs biens). Ils ont aussi beaucoup de créances (11% de leurs biens) qui sont principalement composées par la vente de vaches et de veaux, d’arrérages de rente et de vente de paille. Ces vignerons n’ont déjà plus grand chose à voir avec les petits vignerons. Ils sont plus résistants aux aléas climatiques et, à terme, leurs enfants deviennent laboureurs quand ils ne reprennent pas l’exploitation familiale.

3.Le vin et son commerce

 Chaque année, dans les paroisses où il était bon pour le pouvoir royal de connaître la production de vin, dans un but de taxation et de lutte contre la fraude fiscale, se déroulait une assemblée pour déterminer le produit des vignes. A ce titre, les vignerons de Bellegarde et de Quiers étaient réunis afin qu’ils déclarent ce que leurs vignes avaient rendu en vin par arpent. Ceci indique que la production totale devait être assez importante pour être prise en compte. Cette assemblée est régie par un décret que j’ai retrouvé dans les minutes du notaire de Bellegarde[16]. Elle devait avoir lieu quinze jours après les vendanges, en présence du syndic et d’au moins douze vignerons. Je n’ai retrouvé que onze de ces actes d’assemblée : 1732, 1733 et 1745 à 1753 inclus. Il est possible que les actes manquant aient été perdus ou placés chez un notaire dont je n’ai pas étudié les minutes. Il se peut aussi que la déclaration n’ait pas été faite sur ordre du fermier des Aides. Je dois émettre quelques réserves vis-à-vis de ces déclarations, car elles servaient de base au bureau des Aides pour calculer ce que les vignerons devaient leur payer en droit de gros. Il est donc possible que le rendement ait été sous-estimé. Cependant, ce ne pouvait être une grande fraude, s’il y en avait une, car les Aides pouvaient comparer les rendements des paroisses entre elles et contrôler les réserves de vin chez les vignerons. 

Graphe 5 : Rendement des vignes en poinçons par arpent ente 1745 et 1753.

 Le rendement des vignes de 1745 à 1753 est assez bas, ce qui induit que les revenus liés à la vente du vin devaient être faibles. La marge bénéficiaire devait l’être encore plus lorsque le propriétaire des vignes devait payer les façons à apporter à la vigne. On peut prendre conscience de l’extrême fragilité des revenus de la vigne lorsque l’on voit des rapports de rendement de 1 à 6. Ces écarts de rendement étaient provoqués par les variations du climat d’une année sur l’autre. Voici quelques indications du climat qui permettront de donner une idée du rendement pour quelques années :

n    le 27 juillet 1747, la grêle est tombée à Ouzouer et « a endommagé plus de la moitié des grains, fruits et vignes »[17].

n    le 10 juin 1758, « une grêle venue de vers le parc a ruiné ce canton et celui de Flavecourt sur tous les blés, les vignes, ... »[18].

n    le 4 juin 1764, « il a gelé à glace [...], il n’y a eu que quelques cantons du Gâtinais où les vignes ont été gelées en partie, comme par exemples celles de ma cure où il n’y a eu que le gamet »[19].

n    1789, « le vin n’a pas eu de qualité, la vendange a été médiocre »[20].

Ces exemples permettent de confirmer l’aspect aléatoire des revenus de la vigne. Cependant, il est vrai que je n’ai pas eu mot des bonnes et très bonnes années qui permettaient de s’enrichir.

Ainsi quelque soit sa qualité, le vin devait être écoulé. Aussi, ai-je tenté de savoir s’il existait des courants commerciaux qui l’emmenaient et à quel prix.

Pour obtenir le graphe ci-dessous de l’évolution du prix du vin, je me suis servi de tous les inventaires après décès des habitants de Bellegarde, Quiers et Ouzouer, quelle que soit leur catégorie socio-professionnelle. Chaque fois que le prix du vin était indiqué, je le relevais. Lorsqu’il y avait plusieurs prix pour une même année de récolte, j’en ai fait la moyenne. Cependant, je n’ai pu trouver de prix pour toutes les années. Aussi le graphe est-il incomplet. De plus, il peut être soumis à caution car le prix du vin n’était pas toujours estimé par un vigneron. Enfin, je n’ai pu tenir compte de la qualité et des hausses saisonnières pour les vins d’une même année. 

Graphe 6 : Evolution du prix du vin de 1730 à 1789.

 Nous pouvons observer qu’il y a de grandes fluctuations des prix. Ceux-ci vont de 10 livres le poinçon à 75 livres. Il semble que les prix connaissent une envolée entre 1766 et 1779 et une baisse de 1780 à 1788. Pour mieux comprendre ces résultats, nous devons nous reporter à l’un des ouvrages de Marcel LACHIVER[21]. Celui-ci trouve quasiment les mêmes résultats : il constate une hausse des prix du vin de 1767 à 1778 due à une série climatique exécrable, qui engendra de très mauvaises récoltes d’un très mauvais vin, et une baisse des prix de 1779 à 1788 due à des récoltes abondantes et de qualité variable. Cette hausse suivie de cette baisse eurent des conséquences néfastes sur les petits vignerons propriétaires de quelques vignes. Durant la hausse, ils étaient obligés de vendre leur production immédiatement à de gros marchands spéculateurs, car les prix du grain étaient également en hausse, ce qui ne les favorisait pas puisqu’ils en produisaient peu. Et durant la baisse, la trop grande abondance de vin n’offrit plus assez de débouchés.

La production totale en vin de nos trois paroisses devait être importante. Mais que devenait ce vin ?

Une grande part devait être consommée sur place, soit par la vente en demi-gros que pouvaient en faire certains, soit par l’intermédiaire des cabaretiers, aubergistes et autres hôteliers. Sur l’ensemble de notre période, j’ai relevé trente et un noms différents de tenanciers de ces établissements : deux à Quiers et vingt-neuf à Bellegarde. Il est raisonnable de penser qu’il y avait sept à huit débits de boisson en même temps. La production locale y trouvait donc un débouché naturel. D’ailleurs, très souvent les tenanciers cultivaient des vignes qui devaient assurer leur propre approvisionnement.

Le deuxième débouché passe par les marchands de vin. Je ne sais pas combien ils étaient. Il semble que Pierre PRUDHOMME, Théodore PAJOT et Jean NIBELLE en aient été, puisqu’ils se déclaraient marchands. De plus, leurs inventaires après décès comportaient beaucoup de vin et ils possédaient de nombreuses vignes. Ainsi, Pierre PRUDHOMME, à son décès en juin 1733, avait neufs poinçons de vin dans son cellier et possédait plus de quatre arpents de vigne. De même, je ne sais pas à qui ils pouvaient vendre leur vin.

Dans les marchands de vin, je n’ai pas compris les membres du clergé, dont la vigne représentait une grosse occupation, en effet ils louaient des vignes, des celliers ou des fouleries. Même s’ils en consommaient une partie, ils ne pouvaient tout boire, d’autant plus qu’ils recevaient aussi la dîme en vin. Ils étaient donc vendeurs, comme me l’a confirmé un acte de vente conclu entre le prieur de Bellegarde, dépositaire des dîmes en vin, et un marchand de vin hôtelier de Montrouge[22]. Le prieur lui a vendu 73 poinçons[23] de vin pour une somme de 2000 livres. La vente est tout simplement exceptionnelle, tant en quantité qu’en valeur. Je ne sais pas d’où vient le vin, s’il correspond à la dîme perçue, ou si c’est un regroupement des dîmes d’autres paroisses, ou encore s’il provient des vignes de la cure de Quiers et de Bellegarde, dont la superficie serait alors importante. Au-delà de toutes les interrogations que peut susciter une telle vente,  je peux répondre en partie à la question relative à la destination du vin. Le vignoble de Bellegarde avait comme débouché les guinguettes se trouvant aux portes du périmètre fiscal de Paris[24]. Il est logique que le vin prenne cette direction car la demande y était forte. De plus, Bellegarde, par sa proximité avec le canal d’Orléans, qui rejoint le canal du Loing à la sortie de Montargis, profitait d’une voie de transport ayant un coût moins élevé que le voyage par terre. Il est donc possible que les marchands de Bellegarde aient aussi écoulé leurs vins en région parisienne, mais je n’en ai aucune preuve.

Enfin, il reste une dernière façon d’écouler le vin, et en particulier quand celui-ci n’est plus « loyal et marchand », c’est-à-dire mauvais en tant que tel : le vendre à des maîtres vinaigriers. A Bellegarde ils étaient deux à exercer cette profession, mais je ne sais ce que le vinaigre devenait, ni même ce qu’il rapportait.

Conclusion

 La consommation du vin en France au XVIIIè siècle n’a cessé de se développer. Ce développement a entraîné une recherche de la quantité en dépit de la qualité. Tel fut le cas à Bellegarde et sa région. Ce système de production a ainsi permis d’assurer la richesse des gros propriétaires de vignes et de certains vignerons. Cependant, cet équilibre reposait sur un facteur indépendant, le climat. Que celui-ci sévisse et c’était la ruine pour beaucoup. C’est en résumé ce qui se produisit. Les fluctuations des prix du vin au cours des deux dernières décennies de l’Ancien Régime semblent donc être le seul facteur objectif qui entraîna l’abandon des vignes et la disparition des vignerons.


Notes:

[1] Cf. la seule étude menée : THOISON (E.), « La viticulture en Gâtinais », in Bulletin de la Société d’Agriculture de l’Arrondissement de Fontainebleau, n° XIII (1899), XIV (1900) et XV (1901).

[2] Je n’ai retenu que les lieux dont la mention était récurrente.

[3] Cf. THOISIN (E.), La viticulture ..., op. cit.

[4] C’est une vision tronquée que nous allons avoir car elle ne se base que sur les vignes ayant fait l’objet d’un acte notarié.

[5] Cf. 3E15936.

[6] Ce tableau ne prend pas en compte les situations particulières pour l’estimation du prix de la vigne comme l’âge, le cépage, la qualité du terrain, ...

[7] Cf. tableau 5 p. 22.

[8] Cf. acte de vente du 16.01.1759, 3E15941.

[9] En effet, ce chiffre ne tient pas compte de l’évolution constatée des vignerons de 1730 à 1789. Comme tout chiffre moyen, il ne représente pas les extrêmes.

[10] Cf. annexe 15 p. 112.

[11] LACHIVER (M.), Vin, Vigne et vignerons en région parisienne du XVIIè au XIXè siècle, Pontoise, édition de la Société Historique et Archéologique de Pontoise, du Val d’Oise et du Vexin, 1982.

[12] Cf. inventaire de Jean CREUZOT, du 30.08.1780, 3E26396.

[13] Il faut entendre par réserve leurs possessions sous forme d’aliments : grains, fèves, vin, ... .

[14] Pour exemple, Louis SERDIER, vigneron demeurant à Bellegarde, doit 165 livres. Il est convenu avec ses débiteurs qu’il vendra tous ses biens pour rembourser sa dette. (Cf. acte du 25.09.1742, 3E15928).

[15] Pour exemple, Louis FRIMOUZE et Pierre DELAISTRE, vignerons à Quiers, louent ensemble une ferme pour 138 livres, 18 poulets et 18 livres de beurre par an. (Cf. acte du 28.09.1746, 3E15930).

[16] Cf. acte du 11.10.1750, 3E15934.

[17] Cf. acte du 24.09.1747, 3E15931.

[18] Cf. O Supplément 188, GG 6.

[19] Cf. O Supplément 188, GG 7.

[20] Cf. O Supplément 251, GG 9.

[21] LACHIVER (M.), Vins, vignes et vignerons en France..., op. cit., p. 385 à 387.

[22] Cf. acte du 13.12.1763, 3E15945.

[23] Soit 160 hectolitres.

[24] Les droits d’entrée du vin dans Paris étant très élevés, des guinguettes se développèrent aux portes de Paris où elles vendaient du vin à bas prix à une clientèle populaire. Pour plus de précisions, se conférer à la thèse de Roger DION, Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXè siècle, Paris, chez l’auteur, 1959, p. 503 à 511.


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