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Alliés et ennemis du curé de Gy

par Gilbert Baumgartner
(pour contacter l'auteur, cliquez ici)
Cet article est extrait des Bulletins d'EPONA N°8, 10 et 12 (2002-2003)


 Dans la biographie d'Emile Cottance, le "curé-guérisseur de Gy-les-Nonains" (1854 - 1933), j'ai rassemblé tous les documents connus des archives municipales, départementales et épiscopales, et recueilli de nombreux témoignages d'anciens malades guéris par le fameux "Curé de Gy". Mais des zones d'ombre subsistaient dans la vie d'Emile Cottance, et c'est l'honneur de l'histoire de toujours "remettre sur le métier" une recherche inachevée.

Le hasard des bourses de cartes postales anciennes fait parfois bien les choses. Le Curé de Gy communiquait en effet souvent en utilisant ces 126 cm2 de carton. On peut s'étonner de ce moyen peu habituel pour une correspondance sérieuse : c'est que notre curé avait compris, avant d'autres, l'intérêt de la diffusion des images. Toutes les cartes qu'envoyait le Curé de Gy représentaient l'intérieur de l'église de Gy-les-Nonains décorée pour la fête de Jeanne d'Arc (17 avril 1910). Il en existe deux modèles différents, avec toujours la même faute d'orthographe sur le nom de la commune ("GLY"), le L étant rayé de la main de l'expéditeur. Ces cartes ont été éditées par P.-M. Mallet, photographe au 39 du Faubourg de Lyon à Montargis, spécialiste de tous les motifs religieux du Montargois. Elles ont probablement été commandées par Emile Cottance lui-même, dans un but de propagande: nous sommes en pleine Séparation de l'église et de l'Etat, et Jeanne d'Arc est un enjeu idéologique important. "Trahie par le roi et brûlée par les prêtres", proclament les libres-penseurs de Montargis ! Les cléricaux ont obtenu une revanche en 1909 en la faisant déclarer " Bienheureuse " par le pape Pie X, première étape vers la canonisation qui n'interviendra qu'en 1920. Cette victoire, Emile Cottance veut l'afficher et la diffuser, et l'essentiel de sa correspondance privée utilise ces supports entre 1910 et 1914.

La nouvelle carte découverte récemment nous permet d'éclairer quelques zones d'ombre de la biographie du Curé de Gy. Voici le manuscrit et sa transcription  :

 

 

Chère Madame,

c'est vrai je suis bien en retard avec vous, et pour ne pas l'être plus, je me hâte cette fois de vous dire que, malgré votre éloignement, nous pensons toujours à vous. Vous avez su mon nouveau procès dû à une lettre anonyme de mon excellent maire, et comme nous avons un tribunal tout à fait à la mode, je vous assure qu'il s'en est payé. Néanmoins le réquisitoire de l'avocat n'a pas produit l'effet qu'il en attendait car, après la réplique de l'avoué, toute l'assistance a applaudi à outrance. Le président furieux voulait imposer silence, mais c'était fait. J'ai dû payer ces applaudissements par 24 heures de prison. Monseigneur n'a pas voulu que j'aille en appel et m'a dit qu'il préférait me voir faire ce stage, ce qui d'ailleurs ne m'épouvantait nullement. Depuis, j'ai conduit le maire en justice de paix et j'ai eu gain de cause pour un dépôt d'ordures près de la maison de retraite; mais à côté de cela nous avons été condamnés pour une nouvelle affaire de cimetière et l'affaire est en cassation. - Ces dames sont toujours à leur poste et leur école marche très bien malgré l'indifférence de notre châtelain, chez qui je ne suis allé que deux fois en visite très écourtée. On m'a invité à plusieurs reprises à déjeuner ou à dîner. Je n'y suis point allé. J'ai autre chose à faire que d'aller faire salon chez un monsieur qui se pose en conservateur et qui, par son attitude, encourage les autres. II n'a rien voulu entendre lors des élections, malgré les protestations d'anti­républicains amis.

Veuillez agréer, chère Madame, avec l'expression de mes meilleurs voeux, celle de mes bien respectueux hommages

E. Cottance

 

 Ce texte n'est pas daté, mais l'auteur y parle du "nouveau procès" qu'il a eu à subir. Puisque nous sommes après 1910, c'est donc déjà la quatrième fois qu'Emile Cottance est poursuivi pour "exercice illégal de la médecine". Il a été condamné le 29 juillet 1903 à "300 F d'amende avec le bénéfice de la loi Béranger", puis le 6 juin 1904 à "15 jours de prison avec sursis et à 1000 F d'amende"; et le 11 juillet 1908 à "500 F d'amende sans sursis". Le quatrième et dernier procès que lui intentent les syndicats de médecins a lieu les 27 mars et 1er mai 1912.

Déjà les trois procès antérieurs résultaient de dénonciations anonymes. Nous apprenons ici qu'Emile Cottance attribue ces lettres au maire lui­-même, Dominique Guerret. Dominique Guerret avait été élu en 1899 après une campagne qui utilisait tous les arguments anticléricaux à la mode, et, depuis, la guerre entre le curé et la municipalité faisait rage. Les élections municipales de mai 1912 viennent de confirmer la suprématie des anticléricaux à Gy-les­Nonains, bien qu'Emile Cottance y ait obtenu 1 voix sur 191 votants !

" Le Gâtinais ", l'hebdomadaire de l'époque, fortement anticlérical, rapporte avec détails le procès de 1912. On y voit confirmé ce qu'écrit Emile Cottance :

"La tâche de Me Cohadès est très lourde. Cependant, l'honorable avocat tire le meilleur parti de la situation. Son apostrophe finale provoque les applaudissements de tous les auditeurs placés derrière lui. "

Emile Cottance est condamné à "1000 F d'amende et 24 heures de prison sans sursis". Nous savons maintenant, grâce à la carte postale, qu'il a bien effectué ce "stage" à la prison de Montargis, mais seulement parce que l'évêque lui a interdit d'aller en appel ! On peut y lire, en filigrane, les relations tendues entre le curé de Gy et sa hiérarchie. La situation du curé en prison ne devait pas manquer de pittoresque : dans l'ancien couvent des Visitandines, à quelques mètres du magasin des sueurs Ragon, où il prodiguait ses conseils de guérisseur une fois par semaine, ce prisonnier de 58 ans devait être entouré de la sollicitude des geôliers, puisque même des juges du tribunal avaient été vus dans ses consultation...

On voit bien que c'est l'opposition entre le maire et le curé de Gy qui est le ferment des procès et que, somme toute, la justice a la main bien légère, malgré les trois récidives.

La contre-attaque du curé ne se fait pas attendre. L'affaire du "dépôt d'ordures" date de juillet 1912, et est particulièrement grotesque : près des murs de la maison de retraite que le Curé de Gy avait installée dans les bâtiments de l'ancien monastère, "des boues avaient été amoncelées que devait enlever l'homme chargé de ce service" ("le Gâtinais"). Cottance, ne voyant rien venir, paie un journalier pour qu'il dépose ces boues dans son jardin. Le garde-champêtre, alerté, veut interrompre le journalier, mais se heurte au curé. Résultat : le garde-champêtre dresse procès-verbal pour "vol de boues".

L'affaire du cimetière est plus importante. La loi du 28 décembre 1904 donne au maire tout pouvoir pour réglementer les inhumations. Cela crée des situations souvent grotesques, où le défunt doit passer du brancard communal au brancard religieux à l'entrée de l'église, puis inversement à la sortie. En l'occurrence, il s'agit de savoir qui a le droit de creuser des fosses au cimetière, la loi n'étant pas très explicite sur ce sujet. Relation de l'affaire par "le Gâtinais" :

"M. le    curé de  Gy-les-Nonains et  deux autres personnes croyaient avoir le droit de faire creuser une fosse au cimetière. M. le maire leur fit dresser procès verbal et le juge de paix de Châteaurenard, M. Bonneau, condamna les contrevenants à 1 franc d'amende."

L'affaire passe en Cassation le 7 juillet 1913 : la Cour rejette le pourvoi de Cottance : "le fossoyeur de la commune est seul autorisé à creuser des fosses au champ du repos."

Nous voyons, dans la carte, que Cottance est en attente de la Cassation. Nous pouvons donc dater l'écriture de la carte. Nous sommes entre juillet 1912 et juillet 1913, et puisque  le rédacteur exprime ses "meilleurs voeux", nous sommes en décembre 19112 ou janvier 1913.

 

 L’école des dames

 

  « Ces dames sont toujours à leur poste et leur école marche très bien malgré l'indifférence de notre châtelain, chez qui je ne suis allé que deux fois en visite très écourtée»

L’école des « dames » est, à l’évidence, l’école des soeurs de la Charité de Sainte Marie d’Angers, installée à Gy depuis 1862. Sous l’impulsion de l’évêque Dupanloup, c’est le baron Eugène de Triqueti qui avait appelé cette congrégation de sœurs enseignantes et gardes-malades, et qui avait légué à la commune le bâtiment de l’école « pour être à perpétuité consacré à l’école des filles et à l’asyle ».

Cette école a fait l’objet d’une longue bataille juridique entre la municipalité de Gy et le curé Cottance, sur fond idéologique de séparation de l’Eglise et de l’Etat. En 1902, le maire, Emile Guerret, expulse les religieuses de leur bâtiment pour y installer l’école publique. Hébergées d’abord par le curé dans sa grande maison, les sœurs continuent d'enseigner en regroupant les enfants chez des « familles pieuses » - pendant que le curé attaque le maire en justice pour non respect des volontés du légataire du bâtiment. Dans ce combat, Emile Cottance est soutenu par l’héritier du baron de Triqueti, Edward Lee Childe, châtelain du Perthuis et de Varennes, et par Adélaïde de Cintré, propriétaire à Gy du domaine de la Grande Maison.

En 1906, la commune est condamnée par la Cour d’Appel d’Orléans à restituer aux sœurs le bâtiment de l’école, devenu au passage propriété du curé de Gy !

Pendant les 4 années de bataille juridique, les sœurs sont régulièrement déposé des demandes officielles d’autorisation d’ouverture d’école, mais sous leurs noms de jeunes filles : Justine Desvignes et Célestine Sirodeau, qui étaient en religion sœur Marie-St-René et sœur Marie-Sidonie. On voit qu'en 1913, Emile Cottance les appelle « ces dames » et, s’il se réjouit qu’elles soient « toujours en place », c’est que les attaques de la municipalité républicaine, réélue en 1912, continuaient bel et bien.

 

 Le châtelain

 

 Mais qui est ce « châtelain » qui se « pose en conservateur et qui, par son attitude, encourage les autres » ?

Seuls trois châtelains peuvent exercer une influence à Gy-les-Nonains : celui de Changy, celui du Perthuis à Conflans, et celui de Vaux. Remarquons qu’Emile Cottance n’a pas besoin de nommer son personnage, tant il doit être connu de sa correspondante. Procédons par élimination.

Le château de Changy a changé de mains en 1911 : l’actuel propriétaire est Paul Détrimont, « aimable et distingué » comme le décrit le Gâtinais lorsqu’il apparaît en public. Ce personnage n’a laissé que très peu de traces dans la vie de la commune, et son arrivée récente ne permet pas de le compter parmi les soutiens de Cottance.

Le propriétaire du Perthuis, Edward Lee Childe, semble correspondre au portrait qu’en fait Cottance. Il avait en effet exprimé de l’agacement dans la querelle idéologique autour de cette « endiablée de maison » dont il avait hérité. Il avait été soulagé de faire don du bâtiment de l’école des soeurs au curé Cottance et à Mme de Cintré. Mais Lee Childe est mort le 29 novembre 1911, et c’est sa veuve, Elisabeth de Sartiges, qui hérite de tous ses biens.

L’hypothèse la plus vraisemblable est que notre « châtelain » est Omer Girault, propriétaire du château de Vaux depuis 1882 et du domaine du Buisson depuis 1904.

Etonnant parcours que celui d’Omer Girault ! Entre 1880 et 1889, il est l’instituteur de l’école publique de Gy-les-Nonains. Il entre au service de Mlle Alexandrine de la Revellière (1825-1898), propriétaire du domaine de Vaux, dont il devient l’intendant …et peut-être plus. Cette liaison a évidemment défrayé la chronique du village, Mlle de la Revellière étant connue pour sa piété et son soutien au curé Cottance. Au décès d’Alexandrine, Omer Girault en est le légataire universel, et hérite donc tout naturellement, avec les biens matériels, de l’obligation de soutenir le curé. C’est lui qui héberge un moment les soeurs expulsées de leur école par le maire.

Pourtant, aux élections municipales de 1899, Omer Girault figurait sur la liste républicaine qui proclamait :

« Electeurs, si vous considérez le maintien de M. le Curé comme nuisible aux intérêts de votre commune ; si vous voulez manifester pour la Pensée libre contre l’obscurantisme, pour la République contre la réaction, votez pour nous ! »

C’est Girault qui obtient alors le plus grand nombre de voix : 68% des électeurs de Gy votent pour lui, alors que Dominique Guerret, le futur maire, n’obtient que 53% des voix.

En 1912 – quelques mois avant que Cottance n’écrive sa carte -, Omer Girault se présente à nouveau aux élections. Mais deux événements changent la donne : il est devenu riche et l’affaire de l’école des soeurs l'a obligé à changer de camp. Il est identifié par les électeurs comme « conservateur » - ce qui lui coûte sa place de conseiller municipal puisqu’il ne recueille que 47% des voix. A la même élection, Paul Détrimont, le châtelain de Changy, obtient 8 voix (4,18%) …et Emile Cottance 1 voix ! Il est probable que ces deux personnages ne se soient pas présentés – pour le dernier, c’est même certain !

Honnêtement, il reste donc un doute sur l’identification de notre « châtelain ».

Si Cottance  parle du châtelain de Changy, il faudrait penser que ce personnage, nouveau dans la commune, aurait été sollicité récemment pour soutenir une cause à laquelle il n’adhèrait que mollement. La bourgeoisie du début du XXème siècle n’est plus l’aristocratie du XVIIIème ! Mais seuls des renseignements plus précis sur ce personnages nous permettront de savoir si c’est à lui que le curé fait allusion.

S’il parle bien d’Omer Girault, nous pouvons en déduire que notre personnage n’a pas complètement « tourné sa veste » en héritant de Mlle de la Revellière. L’ancien instituteur de la IIIème République serait-il resté fidèle à ses engagements républicains, tout en considérant que la façon de combattre l’école des soeurs était injuste ? Notre personnage s’avérerait ainsi plus intelligent que le climat de guerre idéologique le laissait supposer. D’ailleurs, Alexandrine de la Revellière était elle-même fort progressiste : elle était la petite fille d’un Conventionnel célèbre, Louis-Marie de la Revellière-Lépeaux (1753-1824), lui-même adepte d’un système philosophique, la Théophilanthropie, hostile au Christianisme. A son arrivée à Gy après la guerre de 70, elle fait de la ferme de Vaux l’exploitation la plus moderne de la région, installant une turbine au moulin, qui actionne pompes et pressoirs à la ferme. Ce qui ne l’empêche apparemment pas de se lier d’amitié avec le curé Cottance. Mais Cottance lui-même n’est traité de « réactionnaire » que par ses opposants : n’oublions pas qu’il guérissait ses malades avec les derniers médicaments trouvés, dont sa fameuse pommade au mercure.

La Revellière – Girault – Cottance : quoi de plus normal que ces trois-là se retrouvent au tournant du siècle, tous trois d’origine modeste, mais instruits, connaissant bien les enjeux idéologiques de l’époque mais adhérant difficilement aux « camps » en présence.

Ce n’est pas le moindre mérite de ce genre de recherche que de nous apprendre que les étiquettes de « conservateur » et de « progressiste » ne recouvrent pas toujours les réalités des engagements individuels.

Omer Girault ayant perdu la faveur, semble-t-il, du curé Cottance en ce début de 1913, un autre personnage va lui apporter un soutien non négligeable : c’est la fameuse destinatrice de cette carte postale, « à qui, malgré son éloignement, il pense toujours ».

 

 

 Madame de Cintré, bienfaitrice du curé de Gy

 

 En ce début de XXe siècle, la laïcité est un combat : la IIIe République vient d’imposer la Séparation de l’Église et de l’État. L’Église ne peut plus compter que sur elle-même. Nous savons déjà que le curé Cottance déploie un zèle exemplaire pour éviter les effets néfastes de la Séparation.  Peu de curés ont cette énergie ; mais ceux-là peuvent compter sur le soutien de quelques aristocrates locaux, qui mettent parfois leur fortune au service de la cause cléricale.

Autour de 1860, c’est le baron Eugène de Triqueti qui soutient la cause à Gy : il finance une partie des vitraux de l’église, il offre à la commune le bâtiment de l’école des soeurs « pour y élever les enfants et soigner les malades », il y installe, avec l’aide de l’évêque Dupanloup, les religieuses de la Providence d’Angers.

Eugène de Triqueti meurt en 1866, et c’est sa nièce Blanche, la fille du sculpteur Henri de Triqueti, qui hérite de tous ses biens et qui continue son oeuvre. Mais Blanche meurt en 1886, et à l’arrivée d’Emile Cottance à Gy en 1892, c’est le mari de Blanche de Triqueti, Edward Lee Childe, qui gère le domaine. C’est lui qui est notamment le garant de l’exécution des volontés d’Eugène de Triqueti au sujet de la maison des soeurs.

Mais Edward Lee Childe est un Américain d’origine protestante, et donc peu enclin à enfourcher tous les chevaux de bataille d’Emile Cottance. Dans la très longue affaire judiciaire qui oppose le curé de Gy à la municipalité pour la propriété du bâtiment de l’école, Lee Childe n’a de cesse  de vouloir se débarrasser du fardeau : à son notaire, il parle de « cette endiablée de maison ».

Emile Cottance doit donc chercher d’autres appuis. Alexandrine de la Revellière, qui l’avait soutenu à son arrivée à Gy, est morte en 1898, et son légataire, Omer Girault, n’est pas très fiable dans les combats de plus en plus durs que mène le curé de Gy.

A partir des années 1900, on voit apparaître le nom d’Adélaïde de Cintré à côté de celui d’Emile Cottance. Mme de Cintré, propriétaire du domaine de la Grand’Maison à Gy, vend des parcelles de terrains au curé. Cottance investit ainsi, sans doute, les revenus de son activité florissante de guérisseur. C’est Mme de Cintré qui va soutenir Cottance pour que les soeurs retrouvent la jouissance de leur école. En 1906, Mme de Cintré et le curé de Gy « s’engagent à prendre à leurs frais le procès qui va être intenté par M. Lee Childe au sujet de la maison de Gy ».

 

 Qui est Adélaïde de Cintré ?

 

 Elle est née Marie-Louise-Adélaïde Vienot de Vaublanc en 1848 à Dreux. La famille de Vaublanc n’est pas inconnue à Montargis. Son nom a jalonné l’histoire du XIXe siècle.

En 1804, c’est dans la maison de Vincent-Marie Vienot de Vaublanc, au 28 de la rue de Loing, que le pape Pie VII fait étape dans son voyage vers Paris, pour le couronnement de l’Empereur. En 1830, Vincent-Marie est ministre de Charles X.

Le fils de Vincent-Marie, André Vienot de Vaublanc, est maire de Montargis de 1871 à 1819.

En 1853, Casimir de Vaublanc est membre fondateur de la Société d’Emulation de Montargis. En 1870, un autre membre de la famille de Vaublanc est sauvé de la déportation par Henri de Triqueti : les Prussiens le prennent en otage avec deux autres montargois, le maire Alexandre Garnier, et Léorier de Lisle, pour contraindre les montargois à payer trois millions de francs de contribution de guerre. Triqueti, bien que malade, se rend à Versailles plaider la cause de Montargis auprès de Frédéric-Guillaume de Prusse, qui connaît le sculpteur. Il obtient la levée de la contribution et la libération des otages.

Fernand Pougin de la Maisonneuve, le cousin d’Adélaïde, est fils d'un juge de paix, avocat à Montargis, puis Sous-préfet de Gien. Né en 1846, il est mort à Alexandrie en 1898 au retour d'un pèlerinage en Terre Sainte, où il avait contracté une congestion pulmonaire.

Adélaïde Viénot de Vaublanc est donc liée à cette bourgeoisie influente, héritière de la noblesse d’Ancien Régime. Il est probable qu’Emile Cottance l’a rencontrée dans l’entourage des héritiers de Triqueti. Elle ne lui ménagera pas son appui – tout comme elle défendra avec ferveur la cause cléricale à Montargis.

Adélaïde Viénot de Vaublanc épouse un officier, le vicomte Albert Huchet de Cintré. Celui-ci est blessé à la guerre de 1870, et il décède peu après son retour. En 1872, c’est sa fille unique, Agnès, qui meurt « d’une maladie indéfinissable ». Dès lors, ce sont les oeuvres religieuses qui vont occuper le temps de Mme de Cintré, aidée par sa tante, Mme de Gigord.

Elle ne séjourne à la Grand’Maison à Gy qu’à la belle saison, sa résidence officielle étant place des Récollets, à Montargis.

L’école religieuse de Montargis existait depuis le milieu du XIXe siècle, mais en 1897, le curé de Montargis souhaite ouvrir un « cours secondaire ». Il faut des locaux, et le Château est à vendre. Le chanoine Huot raconte, dans son journal, comment il réunit les fonds nécessaires à l’achat de ce qui allait devenir l’école Saint-Louis. La scène se passe dans le presbytère de Montargis – un immeuble que Mme de Cintré a légué à la paroisse.

 « Après avoir exposé l’affaire et comme toutes ces dames se taisaient (…), il se tourne vers Madame de Cintré : « Et vous Madame… qu’en pensez-vous ?... » Celle-ci de dire aussitôt : « Monsieur le Curé, si l’on est riche, c’est pour les autres… Combien vous faut-il ? » - Réponse : « Telle somme… » - « Je vais chez mon notaire et ce soir vous aurez cette somme à votre disposition. »

« L’institution Saint-Louis » est née, comme propriété de la paroisse. Mais en 1901, l’abbé Huot redonne officiellement la propriété des murs de l’école à Mme de Cintré : c’est un tour de passe-passe pour éviter la mise sous séquestre d’un bien de l’église en application de la loi de juillet 1901.

En 1919, les « lois scélérates » auront été oubliées, et Mme de Cintré pourra, à nouveau, léguer l’école à l’abbé Lane. On voit que, comme à Gy-les-Nonains, Adélaïde de Cintré n’hésite jamais à engager son nom et ses deniers au service de la cause cléricale – quitte à contourner des lois quand c’est nécessaire !

Avant de mourir en juin 1919, elle lègue encore son immeuble de la place des Récollets à l’abbé Bourgerie, qui y installera l’école Sainte-Agnès, nommée en souvenir de la fille unique de Mme de Cintré.

L’engagement d’Adélaïde de Cintré se trouve entièrement dans ces mots :

« J’ai reconnu que chercher à donner à d’autres l’éducation dont on a été soi-même privilégiée est le meilleur emploi que l’on puisse faire, à cette époque où elle est si combattue, des ressources dont on peut disposer. »

Il est évidemment difficile de se faire une idée précise de la personnalité d’Adélaïde de Cintré : les indications que l’on possède sur elle tiennent plus du panégyrique d’une sainte que de la biographie d’une femme engagée. Une étude des archives familiales permettrait sans doute d’affiner ce portrait. La carte postale que lui écrit affectueusement Emile Cottance en 1913 nous la rend un peu plus humaine.

Il reste pourtant, peut-être, un autre moyen de nous approcher un peu plus de la vraie Mme de Cintré.

 

 Un curieux portrait de Mme de Cintré

 

 En 1877, l’écrivain Henry James publie un roman intitulé « l’Américain ». L’histoire se passe à Paris et dans le village de Fleurières, dans le Poitou. James raconte l’histoire d’un jeune Américain fortuné, Christopher Newman, qui tombe amoureux d’une jeune veuve de l’aristocratie française. Cette jeune veuve très catholique, issue de la famille de Bellegarde, s’appelle Claire de Cintré.

Pourquoi ce nom, peu banal, sous la plume d’un auteur américain, naturalisé anglais ? Henry James s’est-il servi d’Adélaïde comme modèle de Claire ? Il y aurait beaucoup à dire pour faire la distinction entre l’héroïne de James et ce que nous savons de l’authentique Adélaïde de Cintré. Mais les rapprochements sont évidents, et troublants.

Ce qui confirme encore ce rapprochement, c’est un fait que tous les commentateurs du roman ont jusqu’ici négligé, et que seul le lecteur du canton de Château-Renard peut découvrir : les sources d’inspiration de l’auteur ne sont pas près de Poitiers ! Fleurières n’existe pas dans le Poitou : c’est un lieu-dit de Gy-les-Nonains…

C’est bel et bien le Gâtinais, et précisément Château-Renard, qui forme le décor de la deuxième partie du roman. De là à penser que Claire de Cintré a bien des traits d’Adélaïde, mêlés peut-être à ceux de Blanche de Triqueti, il n’y a qu’un pas – que nous ne franchirons pas avant d’avoir concédé à l’écrivain le droit d’arranger ses sources d’inspiration au gré de la construction de son intrigue.

Quoi qu’il en soit, « l’Américain » nous donne un portrait très sensible d’une femme dans son milieu, partagée entre ses doutes et ses certitudes, entre les valeurs aristocratiques et les ambitions du Nouveau Monde. Ce portrait nous rapproche forcément de l’authentique Mme de Cintré.

Quant à savoir pourquoi Henry James est venu puiser son inspiration dans le Gâtinais… c’est une autre histoire !


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