Articles et Documents


Une noce à Montargis vers 1900

L'évolution de la population de Montargis
au XIXe siècle

par Paul Marq

(pour contacter l'auteur, cliquez ici)

Cet article est extrait des Bulletins de la Société d'Emulation N°130 et 131,
juin-novembre 2005


Pour lire cet article dans sa version originale, respectant notamment la définition des graphiques, une version PDF est téléchargeable ici.


 Un peu de démographie. Les chiffres sont austères et ont la réputation d’être rébarbatifs, mais ils ont au moins le mérite d’établir clairement les faits et de les quantifier. La démographie historique, pas plus que la démographie actuelle, ne prétend donner des explications fiables à chaque fait observable, mais elle peut faire percevoir des évolutions et permettre des comparaisons. Comment, en effet, utiliser le même mot « Montargis » quand il s’agit d’une petite bourgade de 6514 habitants en 1806 et quand il s’agit du centre d’une agglomération de près de 50 000 habitants deux siècles plus tard ? Nos ancêtres ne pouvaient avoir la même conception de la vie que nous, puisque la durée moyenne de vie à Montargis en 1850 n’était que de 38ans, qu’un enfant sur cinq mourrait avant son premier anniversaire et que seule la moitié des jeunes atteignaient leurs vingt ans. Les jeunes de moins de vingt ans étaient pourtant, en pourcentage, beaucoup plus nombreux qu’aujourd’hui puisqu’ils représentaient 31% de la population en 1836 alors qu’ils ne formaient plus que 19% de la population au recensement de 1999.

 Les recensements de la population conservés aux Archives de Montargis et d’Orléans seront notre principale source d’étude. Ces « dénombrements » de population ont été rendus obligatoires dans toutes les communes de France par une ordonnance de 1822 sous le règne de Louis XVIII, mais c’est en 1831 seulement que le premier recensement effectif est réalisé. Désormais, chaque commune devra procéder au recensement de sa population tous les cinq ans, à l’exception du recensement de 1871 qui sera reporté d’un an. Le contenu de ces recensements est malheureusement pour nous très variable et ne permet pas toujours d’avoir des séries statistiques cohérentes sur une longue période. Ce n’est qu’en 1836 qu’apparaissent les listes nominatives des habitants de la commune, en 1851 les âges et les professions sont indiqués mais pas les lieux de naissance, et ce n’est qu’en 1896 que les fiches individuelles sont véritablement détaillées. Les comparaisons d’un recensement à l’autre sont donc à prendre avec beaucoup de précautions car parfois une même rubrique cache des réalités différentes. Le classement des professions par exemple varie selon le recensement. Malgré ces difficultés, il est tout de même possible de retracer l’évolution de la population de Montargis et d’esquisser un tableau de ses activités économiques à travers tout le XIXe siècle.

 La courbe de la population de Montargis [1] peut se diviser en trois phases. Dans la première, de 1806 à 1831, le total varie très peu et se situe autour de 6500 habitants. La natalité est très forte mais est compensée par une mortalité très irrégulière et également très forte. L’accroissement naturel est donc très faible voire négatif. Si la population tend tout de même à augmenter, c’est grâce à un apport du solde migratoire. Ces quelques dizaines de personnes qui viennent s’installer à Montargis et qui sont probablement originaires des communes rurales proches ne font que combler le déficit dû à l’excédent des décès sur les naissances. La deuxième phase allant de 1831 à 1872 présente des caractéristiques analogues mais avec une plus forte intensité. Le nombre des naissances reste souvent inférieur au nombre des décès et c’est un solde migratoire plus important qui explique la croissance de la population. Si le solde était positif de 317 personnes entre 1801 et 1831, il passe à 2336 personnes de 1831 à 1871. La commune de Montargis s’est également agrandie en 1863 en  absorbant des quartiers appartenant jusque là aux communes de Châlette et de Villemandeur  soit un apport de 626 habitants.[2] C’est dans la troisième phase, entre 1872 et 1901, que la population de Montargis connaît sa plus forte croissance. Elle passe de 8196 habitants en 1872 à 12351 en 1901 soit un gain de 50,6 % alors que ce dernier n’était que de 25% entre 1806 et 1872. Pourquoi cette brusque accélération de la croissance démographique ? C’est encore l’arrivée de migrants qui peut l’expliquer, car 4150 personnes sont venues s’installer à Montargis  avec un pic de 2117 nouveaux habitants entre les recensements de 1876 et de 1881. Pour quelles raisons tous ces gens affluent-ils vers Montargis ? Les charmes de la Venise du Gâtinais peuvent être un argument mais certes pas suffisant. Qui sont ces nouveaux habitants venus d’ailleurs ? Les étrangers n’y sont pour rien. Le recensement de 1866 ne signale que 48 étrangers dont 6 américains, 4 anglais et 14 allemands (prussiens ou autrichiens mais sans autre précision). Il indique également que 1676 personnes habitant la commune sont nées hors du département mais il n’est pas possible de savoir s’il s’agit des départements proches ou de régions plus éloignées. Heureusement, le recensement de 1886 donne des indications plus fiables. Sur les 11008 habitants de Montargis, 3902 sont nés dans la commune, 3831 dans le département du Loiret, 3239 dans les autres départements français ou dans les colonies et 36 à l’étranger. Ces chiffres montrent bien la mobilité de la population montargoise, puisque les natifs de la commune ne représentent que 35% de la population de 1886. Même constat pour le recensement de 1891 qui, lui, précise le département d’origine mais pas la commune. Cette fois 30% seulement des habitants sont nés à Montargis alors que 36% viennent d’autres communes du Loiret. Les 32,8% restants viennent d’autres départements comme, pour ne citer que les plus importants, l’Yonne, La Seine-et-Marne, la Seine, la Nièvre et le Cher. La place des migrations dans la croissance de la population est donc bien l’un des faits marquants de l’évolution démographique de Montargis. La population montargoise s’est renouvelée régulièrement par apport de migrants venus en très grande majorité des régions proches.

 Pour expliquer le phénomène, il faudrait chercher les causes dans l’évolution économique de Montargis. La ville a raté la première industrialisation du XIXe siècle, cette révolution industrielle qui dans beaucoup de région française à amené une urbanisation très rapide et attiré les ruraux dans les nouveaux centres industriels dominés par le textile, la mine et la métallurgie ; mais Montargis est restée jusqu’à la guerre de 1870 un bourg aux activités économiques traditionnelles : l’administration, le petit commerce et l’artisanat. Une étude complète de la vie économique de Montargis nous manque pour expliquer avec précision la croissance de la population, mais les recensements nous permettent tout de même de dresser un tableau fiable des activités qui faisaient vivre les habitants de notre cité. Nous utiliserons pour cela deux documents très précieux conservés aux archives municipales : les récapitulatifs des dénombrements de la population en 1866[3] et en 1891[4]. Ils indiquent pour chaque catégorie professionnelle le nombre des personnes qui en vivent (les actifs de la profession et les membres de leur famille auxquels sont rattachés les domestiques) et font la distinction entre les « patrons » et les « ouvriers et employés ». À vingt cinq ans d’écart, ils fournissent les informations qui permettront de dresser un tableau certes incomplet mais très instructif de la vie économique de Montargis. En comparant les données de 1866, qui correspondent à la période de faible croissance, et celles de 1891, qui est marquée par la forte croissance du nombre des migrants, il sera possible de déceler les changements intervenus dans l’économie de Montargis.

En 1866, 1145 personnes vivent de l’agriculture, mais entendons par là qu’il s’agit de jardiniers et de maraîchers professionnels qui sont souvent à la tête de très petites exploitations (829 exploitations) où le mari et la femme travaillent souvent sans aucun salarié.

 Les industries réservent quelques surprises. Elles font vivre 3907 personnes mais le terme d’industrie peut prêter à confusion. Il n’y a pas de grande entreprise employant un nombre important d’ouvriers, mais une foule de petits établissements qui correspondent plus à de l’artisanat qu’à de l’industrie. Le secteur le plus actif est celui du bâtiment (1513 personnes en vivent) mais il s’agit d’entreprises familiales avec, en moyenne, 6 ouvriers. C’est pourtant le secteur qui offre le plus d’emplois ! Le secteur de l’habillement est aussi constitué d’ateliers. Si 746 personnes en vivent, il faut voir derrière ces chiffres des petites unités de production plutôt que des usines. Montargis compte ainsi 120 tailleurs répartis en 15 ateliers, 226 cordonniers pour 40 ateliers et 120 couturières auxquels il faut encore ajouter les chapeliers, les modistes, les bourreliers, les perruquiers et les fabricants de peignes et de brosses - tous ces vieux métiers qui faisaient la réalité sociale de la société pré-industrielle et qui ont bien souvent disparus aujourd’hui. C’est la foule de ces petites unités de production qui constituait la trame de la vie économique de la ville. Même la très illustre industrie de la tannerie ne compte que 16 ateliers et ne fait vivre que 127 personnes !

Les activités de service sont aussi un secteur certes important mais qui repose lui aussi sur des boutiques employant peu de personnel. Le recensement aligne, entre autres, 21 boulangers, 25 bouchers, 30 hôtels et restaurants, 18 cafés, le tout faisant vivre 529 personnes. Le secteur des transports peut paraître anormalement faible. On s’attendrait à une forte activité liée aux canaux mais en fait ils ne font vivre que 418 personnes. Seule originalité, il s’agit d’une très grande majorité d’employés (11 patrons mariniers seulement) qui sont certainement les ouvriers affectés au chargement au déchargement des barges. Les effectifs des fonctionnaires restent très modestes comparés à ce qu’ils sont devenus par la suite. Ne sont recensés que 31 gendarmes et policiers, 14 employés de l’Etat (peut-être la Sous-Préfecture) et 3 employés de la commune. Les professions libérales sont beaucoup mieux représentées dans ces statistiques. Les professions juridiques font vivre 154 personnes et le secteur de la santé 59 dont 27chirurgiens, médecins sage-femmes. Par contre, Montargis ne compte que 12 enseignants en 1866 avec peut-être cette nuance que parmi les 48 membres du Clergé recensés (2/3 de femmes) certains pouvaient aussi avoir des fonctions d’enseignement.

Que retenir de tous ces chiffres ? Jusqu’en 1870 au moins, Montargis vit de trois activités principales : la boutique, l’atelier et les activités dues à son rang de sous-préfecture. Les tentatives d’installer des usines textiles comme celle d’Alexandre Périer au début du siècle ont semble-t-il échouées. Autre signe significatif de l’économie somnolente d’une petite ville de province : les rentiers. 1080 personnes vivent « bourgeoisement » selon l’expression de l’époque c’est à dire sans travailler, se contentant de percevoir loyers et rentes sur l’Etat. Ce tour d’horizon montre bien que la ville n’a pas connu de réelle industrialisation et que les activités qui la faisaient vivre ne pouvaient attirer les populations rurales, si ce n’est pour des emplois tels que domestiques ou manouvriers. La léthargie démographique de Montargis est donc bien due à son manque de dynamisme économique.

Le recensement de 1891, soit un quart de siècle après celui que nous venons d’étudier, présente les mêmes caractéristiques mais apporte tout de même des changements notables. C’est sur ces changements dans la situation économique que nous insisterons. Le secteur agricole est en baisse rapide puisqu’il assurait la subsistance de 1145 personnes alors que ce chiffre est tombé à 677 en 1891. Le phénomène est sans doute dû à la disparition des petites exploitations puisque le nombre de « patrons » a fortement diminué tandis que celui des employés a augmenté. Est-ce là un signe de cette concentration des exploitations si souvent observées ailleurs ? Rien ne permet de l’affirmer.

Les industries se maintiennent au même niveau, sauf pour les industries du métal (coutellerie), du cuir, de l’habillement et du luxe, qui voient aussi un phénomène de concentration qui se traduit par une diminution du nombre des établissements et une hausse du nombre des salariés. Dans le secteur du luxe, le recensement signale ainsi une entreprise employant 98 personnes. Ce serait alors la plus grande entreprise de Montargis. Qui pourrait dire de quelle entreprise il s’agit ?

 La croissance du commerce est sensible mais ne fait que refléter la hausse générale de la population. Ainsi les hôtels, restaurants et cafés voient leur nombre presque doubler (de 48 à 91 établissements) mais ce n’est pas ce qui peut expliquer la croissance de la population. C’est une conséquence plus qu’une cause de l’augmentation du nombre d’habitants. Quelles sont donc les nouvelles activités créatrices d’emplois ? C’est tout d’abord le secteur des transports. L’arrivée du chemin de fer à Montargis est le fait majeur de la période. Rappelons que la ligne Paris-Nevers par Montargis est inaugurée en 1860, mais fort curieusement le recensement de 1866 ne fait pas mention d’emplois de cheminots. Le recensement de 1891 par contre montre bien l’importance pris par le chemin de fer qui, à cette date, a créé 214 emplois et fait vivre 802 personnes. Les canaux, par contre, ont vu leurs effectifs fondre rapidement puisqu’ils ne font plus vivre que 61 personnes contre 418 en 1866. Quatre mariniers et 18 ouvriers seulement sont inscrits dans la rubrique « canaux ». Bel exemple des changements du marché de l’emploi dus aux progrès technologiques ! Combien d’emplois induits peut-on attribuer à l’arrivée du chemin de fer ? Les chiffres ne permettent pas de trancher mais à coup sûr c’est un élément essentiel du développement de Montargis. L’autre grande nouveauté est l’apparition dans les recensements des militaires. Avec 1903 personnes dont 1823 militaires, la garnison est devenue le plus gros employeur de la ville et, à n’en pas douter, d’autres activités économiques ont été stimulées par la présence de l’armée sans qu’il soit possible de le préciser. Les professions libérales ne présentent pas de grands changements. Tout au plus peut-on constater une légère baisse des effectifs dans les métiers liés à la justice et à la santé qui sont compensées par la hausse du nombre d’enseignants qui, lui, passe de 12 à 47. La politique de développement de l’instruction publique sous la Troisième République trouve ici sa traduction en matière d’emploi. Rappelons à l’occasion que le recensement de 1866 donnait pour Montargis 3434 habitants ne sachant ni lire ni écrire (soit 42,4% de la population) et seulement 4637 habitants ayant reçu un minimum d’instruction (soit 57,6%).

L’étude des recensements permet finalement d’avancer plusieurs remarques.

-                     La croissance de la population de Montargis au XIXe siècle  est due à l’arrivée de migrants venus des campagnes proches ou lointaines et non à l’accroissement naturel de la population. L’observation de la natalité et de la mortalité nous le confirmera. L’exode rural existe bien dès le XIXe siècle, même s’il est loin d’avoir l’ampleur qu’il connaîtra après la seconde guerre mondiale.

-                      Ce n’est pas l’industrialisation qui, dans le cas de Montargis, explique la croissance démographique mais l’arrivée du chemin de fer et la présence d’une garnison importante. Il faut toutefois ici nuancer car notre étude ne porte que sur la population de la commune de Montargis et ne tient pas compte de l’industrialisation qu’ont connues les communes voisines et plus particulièrement Châlette, ce qui a forcément eu des répercutions dans la ville-centre. Une étude à l’échelle de l’agglomération amènerait certainement des conclusions bien différentes.

-                     Dans tous les recensements observés, les femmes sont non seulement majoritaires dans la population générale mais aussi dans la population active. Pour ne citer que le recensement de 1866, elles occupent 53,6% des emplois. Qui a dit que le travail des femmes était un phénomène récent ? Au tournant du XXe siècle, deux secteurs seulement voient les effectifs masculins dépasser les effectifs féminin : ce sont les professions libérales et …les rentiers.


L’évolution de la population de Montargis au XIXe siècle

2e partie

Le XIXe siècle est dans l’histoire générale de la population, en France comme dans la plupart des pays européens, le siècle de la transition démographique. Rappelons que la transition démographique est le passage d’une démographie dite "ancienne" où la natalité et la mortalité étant très élevées, la population augmentait lentement à une démographie dite "moderne" où la natalité et la mortalité étant devenues très faibles, la population augmente aussi lentement. Pendant la transition démographique on distingue deux phases. La première phase voit la mortalité baisser alors que la natalité reste très forte, d’où un accroissement naturel très rapide et une augmentation spectaculaire de la population. La deuxième phase voit la natalité s’orienter à la baisse tandis que la mortalité continue à diminuer et que l’accroissement naturel se réduit. Cette évolution de la population est bien connue des démographes et a été étudiée dans le monde entier mais est-elle perceptible à l’échelle d’une ville comme Montargis ? Le schéma général reste-t-il valable ou faut-il y apporter des corrections et des nuances dues à des particularités locales ?

Le but de cette étude sera triple : décrire l’évolution de la population de Montargis au XIXe siècle, comparer cette évolution à celle de la population française dans son ensemble et enfin faire la comparaison avec les comportements démographiques observés aujourd’hui. Pour mesurer l’immense fossé qui sépare la démographie du XIXe siècle et celle d’aujourd’hui, nous nous appuierons sur les données des recensements conservés aux archives municipales et nous les comparerons au dernier recensement "manuel" réalisé par l’INSEE en 1999.

 

Observons tout d’abord l’évolution de la natalité et de la mortalité à travers les chiffres bruts de naissances et de décès tels qu’ils figurent sur le document 1.[5] Le nombre des naissances varie d’une année sur l’autre mais l’ampleur de ces variations reste modérée. Tout au plus peut-on remarquer que certaines périodes de troubles sont suivies par des périodes de rattrapage démographiques, des sortes de "mini baby boom" comme par exemple les années 1809 et 1810 qui marquent la fin des années de crise alimentaire du Ier Empire et les années 1873-1875 qui suivent les années de guerre et d’occupation. L’évolution du nombre des décès est beaucoup plus spectaculaire. On retrouve sur cette courbe les très illustres "pics" ou "clochers" de mortalité si typiques de la démographie d’ancien régime. Ces brutales augmentations du nombre des morts sont l’aspect le plus douloureux de la vie de nos ancêtres qui voient ainsi disparaître en quelques mois des personnes de tous âges fauchées par les grands cataclysmes démographiques. Toute l’évolution démographique de Montargis est scandée par ces "clochers" qui se rattachent aux trois grandes causes de surmortalité valables ici comme ailleurs. Les crises alimentaires liées à de mauvaises récoltes et à une augmentation brutale du prix du pain sont la cause la plus ancienne et la plus fréquente de ces moments de surmortalité. En fait pour le XIXe siècle, ces disettes passagères disparaissent progressivement. La dernière émeute de la faim à Montargis date de 1817 et les dernières pénuries alimentaires sont observables avant 1830. Les guerres et leurs conséquences sont aussi l’une des causes classiques. On l’observe en 1814 avec les défaites de Napoléon Ier et l’invasion de notre région par les troupes coalisées. Le phénomène se reproduit en 1871 avec la défaite, la crise révolutionnaire et les difficultés de ravitaillement qui s’ensuivirent[6]. La troisième grande cause est la plus redoutée car la plus soudaine : c’est l’épidémie. Le choléra est de ce point de vue l’épidémie la plus typique du XIXe siècle. Il frappe Montargis en 1832 [7] et en 1854 surtout mais peut aussi réapparaître en se combinant avec une autre cause comme les mauvaises récoltes. C’est le cas en 1849. Ainsi donc, il faut souligner le fait que les graves poussées de mortalité si tragiquement vécues ne disparaissent pas avec la transition démographique et ne font que s’atténuer tout au long du siècle. La baisse de la mortalité a bien eu lieu mais n’a pas gommé totalement la surmortalité due aux épidémies.

Le document 1 fait ressortir un autre phénomène de grande importance : La faiblesse de l’accroissement naturel. Pour qu’une population augmente, il faut logiquement que le nombre des naissances soit supérieur au nombre des décès or, sur les 99 années figurant sur le graphique, 64 ont un chiffre de décès supérieur à celui des naissances. L’accroissement naturel est positif pour un tiers des années seulement et pour toutes les autres, il est nul ou négatif. Entre 1801 et 1899, l’état civil de Montargis a ainsi enregistré 22 087 naissances mais 24 242 décès ! La population est restée en dessous du seuil de renouvellement et aurait logiquement dû baisser or elle a augmenté. Le paradoxe s’explique évidemment par un solde migratoire positif. L’installation à Montargis de nouveaux habitants venus des campagnes est la vraie cause de l’augmentation de la population de la ville. Il y a là une différence fondamentale avec l’évolution générale de la population française qui, elle, passe de 29 millions en 1800 à 40,2 millions en 1896 grâce à un accroissement naturel soutenu et non grâce à l’immigration qui reste très faible. Comme beaucoup de villes françaises, Montargis a attiré les populations rurales à la recherche d’emplois et de promotion sociale.

La comparaison entre la démographie française et celle de Montargis a encore plus de sens si, au lieu des chiffres bruts, on utilise le taux de natalité et de mortalité. C’est le but du document 2.[8]

Conformément au schéma de la transition démographique, le taux de mortalité devrait baisser tout au long du XIXe siècle et c’est bien ce qui peut être observé dans le cas de Montargis. Le taux de mortalité passe de 38 ‰ à 20,7 ‰. Ces chiffres appellent plusieurs commentaires. Le niveau de la mortalité tout d’abord. Il est énorme[9]. Le taux maximum observable aujourd’hui dans le Monde est le taux de l’Ethiopie qui est de 21 ‰. Les taux de la France et de Montargis au XIXe siècle sont donc très supérieurs aux taux des pays les plus pauvres de ce début de XXIe siècle. Cette caractéristique s’explique avant tout par l’effroyable mortalité infantile. Cette notion comptabilise les enfants nés vivants mais qui sont décédés dans leur première année, or ce taux de mortalité infantile pouvait atteindre 200 ‰ jusqu’au milieu du siècle. Un enfant sur cinq mourrait avant son premier anniversaire ! Cette surmortalité est due à l’absence de vaccination contre la variole qui est peu pratiquée malgré les ravages que provoque cette maladie.[10] L’absence d’hygiène, les abandons d’enfants et même la mise en nourrice peuvent aussi expliquer ce phénomène.[11] Cette terrible mortalité en bas âge a pour conséquence directe la faiblesse de la durée moyenne de vie de nos ancêtres qui n’était que de 31 ans dans les années 1820, de 38 ans en 1850 [12] et finit par atteindre 44 ans au tournant du XXe siècle. Ces chiffres ne doivent cependant pas être mal interprétés. Ils laissent croire que les adultes et les personnes âgées étaient très peu nombreuses ce qui n’est pas le cas. Pour un enfant qui avait atteint ses cinq ans sans dommage, la durée moyenne de vie était de 45 ans et s’il parvenait à 20 ans comme la moitié (seulement !) des enfants nés la même année que lui, il pouvait espérer vivre jusqu’à 65 ans. L’observation de la pyramide des âges nous confirmera ces remarques.

 Il reste à expliquer la baisse de la mortalité tout au long du siècle mais cette fois les causes en sont bien connues et sont valables à Montargis comme dans toute la France. Il suffit de rappeler l’amélioration de l’alimentation surtout dans l’enfance qui permet au corps de mieux se défendre contre les maladies infectieuses, les progrès de l’hygiène et les travaux d’assainissement qui concernent la fourniture d’eau potable et l’évacuation des eaux usées et enfin les progrès de la médecine avec bien sûr la révolution pasteurienne après 1880. Que de bébés sauvés par la simple pasteurisation des biberons et de contaminations évitées par un plus grand souci de la propreté corporelle !

La courbe des taux de natalité figurant sur le même document 2 permet de constater qu’il n’y a pas là de différence spectaculaire entre la population française dans son ensemble et la population de Montargis. Le mouvement général est le même…à quelques nuances prés. Le taux de natalité, qui est très fort au début du siècle, a tendance à baisser puis à se stabiliser pendant la Monarchie de Juillet et le Second Empire et enfin à reprendre sa baisse jusqu’en 1900 et au delà. Cette évolution est observable partout en France et avec le même rythme mais il faut tout de même analyser ces chiffres de plus près. En 1806, le taux de natalité moyen est de 32,9‰ pour la France et de 33,9‰ pour Montargis. Ce niveau de natalité mérite commentaire. Rappelons que ce chiffre signifie qu’il y a eu cette année là ≈ 34 naissances pour mille habitants. Sur ces mille habitants, il faut évidemment retirer 500 hommes (tout démographe, même débutant, sait que ce sont les femmes qui font les enfants) et soustraire également ≈ 260 femmes qui sont trop jeunes ou trop âgées pour avoir des enfants. Au total, c’est 34 naissances pour 240 femmes qu’il faut lire soit, en moyenne, 6 enfants par femmes pendant toute la période de leur fécondité. Le taux de natalité était donc très élevé mais pourtant il nous faut préciser que ce taux est relativement faible comparé aux taux affichés par nos voisins européens du XIXe siècle. L’Angleterre ou l’Allemagne font beaucoup mieux que nous ce qui a multiplié les complaintes et les lamentations sur la « décadence » française. Aujourd’hui des taux aussi élevés ne se rencontrent plus que dans les pays les plus pauvres de la planète et peuvent même être dépassés dans quelques cas comme les pays les moins avancés (P.M.A.) Le Mali, par exemple, atteint 47 ‰ ce qui est proche du maximum physiologique.[13] Cette dénatalité relative en France est l’une des grandes originalité de l’histoire démographique française et a fait couler beaucoup d’encre mais nous ne reviendrons pas sur les multiples explications avancées pour comprendre le précocité de la limitation des naissances dans les familles françaises puisque Montargis semble suivre le mouvement général sans présenter sur ce point de particularité notable.

Le dernier document que nous observerons fera la comparaison entre la répartition de la population de Montargis par tranches d’âges en 1836 et en 1999 [14]. Pour que cette comparaison soit valable, les chiffres sont donnés en pourcentages de la population totale et non en valeur absolue ce qui aurait faussé les observations puisque Montargis est plus de deux fois plus peuplée en 1999 qu’en 1836. Il faut donc lire, par exemple, qu’au 8 mars 1999 - date du recensement - les jeunes garçons de 15 à 19 ans représentaient 5,8 % de la population masculine et les jeunes filles du même âge 5,5% de la population féminine. La pyramide des âges, en figeant la population à une date précise, traduit au mieux les préoccupations démographiques de l’heure et reflète également le poids relatif de chaque génération dans la société. Les informations les plus intéressantes que nous tirerons de ce document seront fournies par l’allure générale de la pyramide et par la place occupée par les jeunes, les adultes et les personnes âgées.

Commençons par l’allure générale. La pyramide de 1836 est typique des pyramides qu’on trouverait aujourd’hui dans les pays en voie de développement. La base est très large mais se réduit ensuite très vite. Plus de la moitié de l’effectif se situe en dessous de 25 ans. Les 0 à 19 ans représentent à eux seuls 41,4% de la population. Par contre, le sommet est, lui, très étroit et s’arrête tôt puisqu’il n’y a plus d’effectif significatif après 90 ans pour les hommes et 95 ans pour les femmes. La population est donc essentiellement constituée d’adultes (55,5% entre 20 et 65 ans). C’est bien là la traduction de la forte natalité mais aussi de la forte mortalité des jeunes que nous avons observée ci-dessus. Du point de vue de son allure générale, la pyramide de 1999 est, quant à elle, typique de la pyramide d’un pays riche. La base est très étroite et, de plus, elle est inversée puisque la pyramide va en s’élargissant jusqu’à la tranche d’âge des 25-29 ans. Le sommet est lui assez large puisque l’effectif au dessus de 90 ans est encore appréciable aussi bien du côté des hommes que des femmes.

La répartition par groupes d’âge nous confirmera le poids de la situation démographique pour prévoir l’avenir d’un pays. La population de Montargis de 1836 comportait 41,4% de jeunes de moins de vingt ans et 55,5% de personnes adultes. Les problèmes de l’heure étaient donc surtout en rapport avec la formation des jeunes et l’emploi pour cette énorme population active. (pop. active difficile à évaluer mais en 1906 pour la France on aurait 51 % d’actifs dont déjà beaucoup de femmes (38,3% du total de la pop. active seraient des femmes). Avec 9,57 % de la population, les plus de 65 ans paraîtraient statistiquement sans importance.

En 1999, c’est bien évidemment le vieillissement de la population qui est préoccupant. Les plus de 65 ans représentent à eux seuls 21,20 %, les adultes de 20 à 64 ans comptent pour 55,5 % et les jeunes de moins de 20 ans ne "pèsent" plus que 23,3%. Faut-il encore insister sur ce fait ? Montargis compte plus d’habitants entre 40 et 50 ans que d’enfants entre 0 et 10 ans !

Quel bilan tirer de cette étude ? Rappelons tout d’abord qu’il est toujours utile de quantifier les phénomènes historiques connus par ailleurs à travers la littérature, les récits, les témoignages ou les mémoires. Même si les chiffres ne disent pas tout et ne tiennent pas compte, par définition, du vécu de la population étudiée, il est important de mesurer le poids de la démographie dans l’histoire d’une ville. Aucune étude sociologique ou de mentalités ne peut faire l’économie d’une description de l’évolution démographique. Que valent les notions de "personnes âgées" ou de "jeunesse" si leur place dans la société n’est pas quantifiée ? Le nombre fait la différence entre le banal et l’exceptionnel.

Par ailleurs, la démographie de Montargis ne présente pas de trait vraiment différent de ce qui peut être observé à la même époque sur l’ensemble de la France mais toutefois deux aspects sont à souligner. Le premier est la place de l’exode rural dans la croissance de la population. Même si ce premier exode rural de la deuxième moitié du XIXe siècle est plus faible que celui qui aura lieu après la Deuxième Guerre mondiale, c’est bien par apport extérieur d’habitants et non par croissance interne que la ville s’est développée. Le deuxième aspect serait de rappeler que la population de Montargis présente au XIXe siècle, du fait d’une natalité et d’une mortalité très fortes mais en baisse et aussi du fait de la répartition des classes d’âges, des caractéristiques démographiques proches de celles qui sont observées dans les pays pauvres d’aujourd’hui. 


 Bibliographie sommaire :

·       Histoire de la population française - Sous la direction de J. Dupâquier, Tome 3, Paris - P.U.F.

·       Histoire de la vie privée - Sous la direction de Ph. Ariès et G. Duby, Tome 4, Paris - Seuil

·       La population française au XIXe siècle - Agnès Fine et Jean  Claude Sangoï, collect. QSJ, Paris – P.U.F.

·       Démographie historique - P. Guillaume , collect. U, Paris - A.Collin


 Notes :

[1]  Voir document 1

[2]  Christian Poitou «  Paroisses et communes de France »

[3] Dénombrement de la population de 1866 – boîte 1 F 08

[4] Dénombrement de la population de 1891 –boîte 1 F 26 et 26 bis

[5] Document 1 : « Naissances et Décès à Montargis au XIXe siècle » : document réalisé par l’auteur à partir des registres de l’état civil.

[6] Remarque : Pour 1871, le registre des décès prend en compte des soldats morts à l’hôpital de Montargis mais qui n’étaient pas domiciliés dans la commune.

[7] Voir bulletin de la S.E.M.- n° 124 - page16.

[8] Document 2 : «Taux de natalité et de mortalité à Montargis au XIXe siècle » : Document réalisé par l’auteur.

[9] Le taux de mortalité d’après le recensement de 1999 est de 12,8‰ à Montargis et 9,16 ‰ pour la France entière.

[10] Voir l’excellent article de Claude Brunet dans le bulletin de la S.E.M. N° 63 page 1- Juin 1984.

[11] Abbé Verdier - L’industrie de nourrissons dans le Gâtinais.

[12] Boyard « Montargis – Monographie des villes et villages de France » (1836-réédité en 1993)

[13] Le taux de natalité d’après le recensement de 1999 est de 16,7 ‰ à Montargis et de 12,76 ‰ pour la France entière.

[14] Document 3 «Pyramides des âges superposées ». Document réalisé par l’auteur à partir du recensement de 1836 qui est le premier recensement indiquant le nom, le sexe, l’âge et l’adresse des habitants. A l’adresse de l’hospice, il comptabilise 876 jeunes de 1 à 20 ans qui ont été « trouvés, abandonnés ou exposés » !            

Le recensement de 1999 est disponible sur le site de l’INSEE : www.insee.fr


haut de pageRetour epona2.gif (1970 octets)