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ROTHILDE, FILLE DE CHARLEMAGNE
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par Gilbert Baumgartner
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Rothilde et Louis le Débonnaire
détail d'un vitrail de Gy-les-Nonains

Cet article est extrait du Bulletin de la Société d'Emulation N°114, décembre 2000


Rothilde, fille de Charlemagne et abbesse de Faremoutiers ?
Rothilde, fille de Charlemagne et de Rastrade ?
Hiltrude est-elle Rothilde ?
Rothilde, fille de Madelgarde ?
Une fille illégitime à la tête de l'abbaye de Faremoutiers ?
D'où vient l'erreur ?
Les traces de Rothilde

Gy-les-Nonains, petite commune de l'est du Gâtinais, doit son nom au souvenir des "nonains", ou des "petites nonnes", qui peuplèrent son monastère bénédictin jusqu'en 1752. La fin de ce monastère, qui dépendait de l'abbaye de Faremoutiers (Seine-et-Marne), est bien documentée. Sa fondation l'est beaucoup moins. La cause en est simple : l'histoire du monastère de Gy remonte à l'époque carolingienne, puisqu'il est communément admis qu'il fut fondé par une des filles de Charlemagne.

Remonter en l'an 800, c'est être confronté à une double difficulté. D'une part, les sources anciennes sont plus rares, plus lacunaires, plus dispersées ; mais d'autre part, ces sources ont souvent fait l'objet d'exploitations et d'interprétations par de précédents historiens : ce n'est dès lors plus seulement la fiabilité de la source elle même qu'il convient de tester, mais les interprétations successives des documents d'origine. Rareté des sources et pléthore d'interprétations : voilà aussi la difficulté de l'histoire de Rothilde, fille de Charlemagne et fondatrice du monastère de Gy-les-Nonains.


La trace de Rothilde la plus proche de nous est le vitrail de l'église de Gy-les-Nonains. On y lit :"Louis le Débonnaire, vers l'an 816, visitant l'abbesse bénédictine de Faremoutiers en Brie, Rothilde sa soeur, fille de Charlemagne et de Rastrade, lui donne la terre de Gy et ses dépendances pour y construire un monastère de son ordre."

Nous nous proposons ici de confronter chacune des informations données par le vitrail aux documents les plus authentiques possibles.


Rothilde, fille de Charlemagne et abbesse de Faremoutiers ?

Le nom de Rothilde, abbesse de Faremoutiers-en-Brie, est attesté par au moins trois documents authentiques :

Un manuscrit conservé aux archives du Vatican indique qu'une abbesse du nom de Ruothild est morte en 852. Le nom de "Rothilde" est la francisation du nom germanique "Ruothilde", lui-même transcrit en "Ruothildem" dans les textes latins.

Le nécrologe de l'abbaye de Faremoutiers précise que le décès de l'abbesse Rothilde s'est produit le 24 mars, mais l'année est incertaine. Dans l'actuel Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastiques, la notice sur Faremoutiers indique que "Rothilde mourut vers 841". Mais cette date peut être fausse, la notice contenant beaucoup d'erreurs : elle indique, par exemple, que "Rothilde, sœur de Charlemagne, obtint de Louis le Pieux, qui l'appelle 'amita nostra', le domaine de Gy-en-Gâtinais." Rothilde n'était pas la sœur, mais la fille de l'empereur, comme le prouve le troisième document.

La charte de l'empereur Lothaire, qui confirme la donation par son père Louis le Pieux (ou le Débonnaire) du monastère de Gy à l'abbesse de Faremoutiers. Lothaire, petit-fils de Charlemagne, y parle bien de "notre chère tante Rothilde, vénérable abbesse de Faremoutiers". Le document date probablement de l'automne 840, au moment où Lothaire Ier tentait d'établir son autorité sur les comtés de Meaux et du Gâtinais, autorité contestée par Charles le Chauve.

Ces trois documents sont, à notre connaissance, les seuls qui, à l'époque carolingienne, citent Rothilde comme abbesse de Faremoutiers. Le dernier est même le seul à mentionner explicitement le monastère de Gy-les-Nonains.


Rothilde, fille de Charlemagne et de Rastrade ?

La légende du vitrail de l'église de Gy indique que la mère de Rothilde est "Rastrade". Le document de base sur la famille de Charlemagne est la "Vita Karoli Magni Imperatoris", la biographie de Charlemagne rédigée en 830 par son secrétaire Eginhard. Ce texte, bien que discret sur les aspects négatifs du règne et de la personnalité de l'empereur, donne les indications les plus fiables sur sa famille. Les biographies les plus récentes de Charlemagne, celle de Jean Favier en France et de Dieter Hägermann en Allemagne, se fondent toutes sur les indications d'Eginhard. Jean Favier note bien les partis-pris du récit du secrétaire de l'empereur, mais en recoupant son textes avec d'autres documents, dont les Annales royales, les indications sur la famille de Charlemagne sont considérées comme fiables. Le récit d'Eginhard nous est parvenu sous la forme de copies successives (ou simultanées) du manuscrit d'origine, toutes les copies n'étant pas identiques. Voici l'extrait de la copie considérée comme la plus ancienne :

Post mortem patris cum fratre regnum partitus tanta patientia simultates et invidiam eius tulit, ut omnibus mirum videretur, quod ne ad iracundiam quidem ab eo provocari potuisset. Deinde cum matris hortatu filiam Desiderii regis Langobardorum duxisset uxorem, incertum qua de causa, post annum eam repudiavit et Hildigardam de gente Suaborum praecipuae nobilitatis feminam in matrimonium accepit; de qua tres filios, Karolum videlicet, Pippinum et Hludowicum, totidemque filias, Hruodtrudem et Berhtam et Gislam, genuit. Habuit et alias tres filias, Theoderadam et Hiltrudem et Hruodhaidem, duas de Fastrada uxore, quae de Orientalium Francorum, Germanorum videlicet, gente erat, tertiam de concubina quadam, cuius nomen modo memoriae non occurrit. Defuncta Fastrada Liutgardam Alamannam duxit, de qua nihil liberorum tulit. Post cuius mortem tres habuit concubinas, Gersuindam Saxonici generis, de qua ei filia nomine Adaltrud nata est, et Reginam, quae ei Drogonem et Hugum genuit, et Adallindem, ex qua Theodericum procreavit.

Traduction : Quand, après la mort de son père, il eut partagé le royaume avec son frère, il supporta la jalousie et l'inimitié cachée de celui-ci avec une telle patience que c'était pour tous un sujet d'étonnement qu'il ne laissât paraître aucun ressentiment. Après avoir ensuite, à la sollicitation de sa mère, épousé la fiIIe de Didier, roi des Lombards, il la répudia, on ne sait pour quel motif, au bout d'un an, et s'unit à Hildegarde, femme d'une des plus nobles familles de la nation des Suèves Elle lui donna trois fils, Charles, Pepin et Louis, et autant de filles, Rotrude, Berthe et Gisèle ; il eut encore trois autres filles, Théodrade, Hildrude et Rothaïde, deux de Fastrade, sa troisième femme, qui appartenait à la nation des Francs orientaux, c'est-à-dire des Germains ; et l'autre, la troisième, d'une concubine dont le nom m'échappe pour le moment. Ayant perdu Fastrade, il épousa Luitgarde, Allemande de naissance, dont il n'eut pas d'enfants. Après la mort de cette dernière, il eut trois concubines : Gersuinthe, saxonne, de qui lui naquit une autre fille, Adeltrude; Régina, qui mit au jour Drogon et Hugues ; et Adalinde, dont lui vint Théodoric.

(Einhardi Vita Caroli §18)

Nous voyons, à la lecture de cet extrait, deux contradictions avec le texte du vitrail :

Sur ce dernier point, nous pouvons admettre une erreur d'orthographe des auteurs du vitrail : ce n'est donc pas "Rastrade" , mais "Fastrade" qu'il faut lire. L'existence des deux filles de Fastrade, Théodrade et Hiltrude, est attestée par d'autres documents. On sait, notamment, que Théodrade a été nommée abbesse d'Argenteuil. Mais Rothilde, dans tout cela ?


Hiltrude est-elle Rothilde ?

Dans son étude sur "le monastère de la Gloire-Dieu à Gy-les-Nonains.", Paul Gache pense que Hiltrude et Rothilde ne sont qu'une seule et même personne :

"Cette princesse-abbesse aussi qualifiée de Rothrude et d'Hiltrude porte un nom barbare qu'il convient d'expliquer d'abord. C'est simplement l'équivalent de Clotilde en austrasien. D'abord princesse elle en a reçu le nom signifiant 'gloire du combat', le Hlod initial franc (= gloire) devenant en austrasien plus guttural Hrod. La vraie transcription serait Rhodild avec un h aspiré mêlé à l'r initial, détail qui, nous le verrons, a son importance. Plus tard devenue abbesse, elle a, comme d'autres, mué son nom en termes plus conformes à son état, et est devenue Rhotrud, c'est à dire 'gloire de la fidélité', 'gloire de la foi'. Si le monastère de Gy a longtemps été appelé la Gloire-Dieu, c'est à peu près certainement en souvenir du nom et de la qualité de sa fondatrice. Quant à Hiltrude, c'est une mauvaise lecture."

D'après cette hypothèse, Rothilde, Hiltrude et Rothrude sont donc plusieurs noms pour une même personne. Cela permet en effet de réintégrer Rothilde dans la descendance de Fastrade, donnant raison au vitrail.

Mais cette explication est douteuse. Notons d'abord qu'aucun autre descendant de Charlemagne n'a senti le besoin de changer ainsi son nom lui-même. Les variantes des noms des personnages résultent toujours des traductions des langues germaniques en latin et inversement.

Rothrude, en tout cas, ne peut en aucun cas être confondue avec Rothilde.

Dans la suite de son étude, Paul Gache prête à Rothilde le destin de Rothrude :

"Rothilde, fille de Charlemagne, a été pendant six ans fiancée à Constantin VI, fils d'Irène, impératrice de Byzance, puis livrée à elle-même, ayant même eu du comte du Maine, Rorgon Ier, un enfant, Louis, né autour de 800, plus tard abbé de Saint-Denis et chancelier de Charles le Chauve au moins jusqu'en 862, toutes choses indiquées par tout dictionnaire historique et les ouvrages classiques sur Charlemagne. (…) Loup de Ferrières parle une quinzaine de fois de ce fils de Rothilde auquel il a régulièrement recours auprès du souverain, lui écrivant notamment peu avant le 11 août 840 : "Parce qu'il n'y a pas longtemps encore vous fûtes élevé par nous, que même vous viviez au milieu de nous…", signe que l'enfant de l'abbesse de Gy avait été formé à Ferrières et, par suite, de l'intérêt particulier de celle-ci pour l'abbaye à laquelle elle avait confié son fils."

Ce point est en contradiction avec la biographie d'Eginhard :

Ex his omnibus duos tantum filios et unam filiam, priusquam moreretur, amisit, Karolum, qui natur maior erat, et Pippinum, quem regem Italiae praefecerar, et Hruodtrudem, quae filiarum eius primogenita et a Constantino Grecorum imperatore desponsata erat.

De tous ses enfants, Charlemagne ne perdit avant sa mort que deux fils et une fille, Charles, l'aîné des garçons, Pépin, roi d'Italie, et Rotrude, la plus âgée des filles, promise en mariage à Constantin, empereur des grecs."
(Einhardi Vita Caroli §19)

La fille de Charlemagne, celle dont le fils Louis a été élevé à Ferrières, est effectivement Rothrude, la fille de Hildegarde, et non Rothilde, la fille de Fastrade. On sait même précisément, par d'autres documents fiables, que Rothrude est morte le 6 juin 810, donc avant Charlemagne, mort en 814, comme le précise bien Eginhard. Il ne peut donc s'agir de Rothilde, à qui la donation du monastère de Gy est confirmée en 840 !

De plus, l'abbé Loup de Ferrières ne parle nulle part du "fils de l'abbesse de Gy". Si l'on peut penser que Rothilde pouvait avoir un "intérêt particulier pour Ferrières", c'est tout au plus parce qu'y était élevé son neveu, le fils d'une de ses demi-sœurs.

A ce stade de notre enquête, si nous voulons que l'abbesse de Gy soit effectivement la fille de Fastrade, il faut accepter l'hypothèse de Paul Gache sur le changement de son nom. Fastrade n'a eu que deux filles, et le destin de l'aînée, Théodrade, abbesse d'Argenteuil, est bien attesté. "La Généalogie des rois de France" de J.C. Volkmann donne raison à l'hypothèse du changement du nom en indiquant, pour la deuxième fille de Fastrade :

"HILTRUDE - née vers 787, morte après 814 - abbesse de Faremoutiers"

Mais ces généalogies récentes sont volontiers contradictoires entre elles. Ainsi, celle que publie l'université d'Erlangen (Allemagne) sur son site Internet indique que Hiltrude, deuxième fille de Fastrade, a épousé Richwin de Padoue et donné naissance à un fils Ricbodo. A l'appui de leur généalogie, les auteurs citent d'autres ouvrages récents, preuve que l'information n'a pas été vérifiée à la source.

En tout cas, si Hiltrude a effectivement été épouse et mère, il est moins probable qu'elle ait pu être élevée à la dignité d'abbesse de Faremoutiers.

Mais un autre document éloigne encore plus Hiltrude de Rothilde.


Rothilde, fille de Madelgarde ?

Nous avons vu que dans le premier état du manuscrit d'Eginhard, Rothilde n'existe pas. Or, il y a plusieurs états de ce manuscrit, abondamment recopié dans les différents "scriptoria" des abbayes chrétiennes.

Le récit d'Eginhard est conservé sous forme de 80 copies différentes dans les plus grandes bibliothèques du monde. Le manuscrit le plus ancien est daté "d'avant 850" et conservé à la bibliothèque de Vienne en Autriche. D'autre copies sont conservées au Vatican, à Florence, à Londres, et à la Bibliothèque Nationale à Paris. Les spécialistes distinguent trois grands groupes de manuscrits, selon les variantes du texte. Le groupe C, qui comporte des copies conservées à Londres, Rome et Paris, est caractérisé par une variante importante dans la citation des concubines de l'empereur.

On se souvient que, dans le manuscrit le plus ancien, Eginhard parlait des trois concubines de l'empereur : "…Après la mort de cette dernière, il eut trois concubines : Gersuinthe, saxonne, de qui lui naquit une autre fille, Adelrude; Régina, qui mit au jour Drogon et Hugues ; et Adalinde, dont lui vint Théodoric."

Or, dans les copies du groupe C, le biographe cite 4 concubines :

Post cuius mortem quattuor habuit concubinas, Madelgardam scilicet, quae peperit ei filiam nomine Ruothildem, Gersuindam etc.

Après la mort de cette dernière, il eut quatre concubines : Mathalgarde, qui lui donna une fille nommée Rothilde ; Gersuinthe, etc.

Nous voici donc avec une véritable Rothilde, fille de la concubine Madelgarde. Les copies les plus anciennes de ce groupe de manuscrits datent du Xème siècle et sont conservées à la BN de Paris et à la Bibliothèque Palatine du Vatican.

Faut-il faire confiance plutôt aux manuscrits du IXème ou à ceux du Xème siècle ? En fait, toutes ces copies sont aussi fiables les unes que les autres, dans la mesure où aucune n'est, sans doute, de la main d'Eginhard. Nous ne saurons jamais si les 3 concubines marquent un oubli de l'auteur ou du copiste, ni si l'ajout de la quatrième est fidèle à la pensée d'Eginhard ou s'il s'agit de l'œuvre d'un copiste tardif.

La traduction française de la "Vie de Charlemagne", éditée en 1824, se fonde sur cet état du manuscrit qui cite Madelgarde et Rothilde. Selon le texte latin que l'on consulte, on trouvera donc 3 ou 4 concubines. La plupart des généalogies récentes (auxquelles nous accordons toujours une confiance relative) citent cette Rothilde, fille de Madelgarde, première concubine de Charlemagne après la mort de sa dernière épouse Luitgarde. Ainsi, J.C. Volkmann11 qui citait déjà Hiltrude comme abbesse de Faremoutiers, donne les indications suivantes sur la fille de Madelgarde :

"Ruothilde (790-852), abbesse de Faremoutiers".

La date du décès correspond bien, ici, au nécrologe de l'abbaye.

Si nous considérons que Rothilde, la fille de Madelgarde, est bien notre abbesse de Gy, il faut admettre que les auteurs du vitrail se sont trompés sur le nom de sa mère. A la place de "Rothilde, fille de Charlemagne et de Fastrade", il faudrait donc lire "Rothilde, fille de Charlemagne et de Madelgarde".

Plusieurs indices laissent penser qu'il s'agit de la vérité.


Une fille illégitime à la tête de l'abbaye de Faremoutiers ?

Tous les historiens, Eginhard en tête, sont unanimes : Charlemagne ne faisait aucune différence entres ses filles légitimes ou illégitimes :

Liberos suos ita censuit instituendos, ut tam filii quam filiae primo liberalibus studiis, quibus et ipse operam dabat, erudirentur. (…) Filiorum ac filiarum tantam in educando curam habuit, ut numquam domi positus sine ipsis caenaret, numquam iter / sine illis faceret. Adequitabant ei filii, filiae vero pone sequebantur, quarumi agmen extremum ex satellitum numero ad hoc ordinati tuebantur. Quae cum pulcherrimae essent et ab eo plurimum diligerentur, mirum dictu, quod nullam earum cuiquam aut suorum aut exterorum nuptum dare voluit, sed omnes secum usque ad obitum suum in domo sua retinuit, dicens se earum contubernio carere non posse.

Le roi voulut que ses enfants, tant fils que filles, fussent initiés aux études libérales que lui-même cultivait. (…) Il apportait une telle surveillance à l'éducation de ses fils et de ses filles, que quand il n'était pas hors de son royaume, jamais il ne mangeait ou ne voyageait sans les avoir avec lui ; les garçons l'accompagnaient à cheval, les filles suivaient par derrière, et une troupe nombreuse de soldats choisis, destinés à ce service, veillaient à leur sûreté. Elles étaient fort belles, et il les aimait avec passion ; aussi s'étonne-t-on qu'il n'ait jamais voulu en marier une seule, soit à quelqu'un des siens, soit à quelque étranger ; il les garda toutes chez lui et avec lui jusqu'à sa mort, disant qu'il ne pouvait se priver de leur société.

En 792, Théodulfe, évêque d'Orléans et conseiller de l'empereur, décrit dans un poème tout ce monde féminin qui entoure Charlemagne, en citant pêle-mêle les filles légitimes et illégitimes. Ajoutons que ces notions étaient elles-mêmes très élastiques, la tradition polygame des Francs s'opposant aux tentatives moralisatrices de l'Eglise. Charlemagne ayant lui-même désigné son successeur à la tête de l'empire (son fils aîné Charles, puis, après la mort de celui-ci en 810, Louis, qui deviendra Louis le Débonnaire), tous les autres enfants pouvaient se sentir sur un pied d'égalité.

Enfin, une dernière preuve de l'égalité entre les enfants légitimes et illégitimes est apportée par les destins de Drogon et de Hugues, fils de la concubine Regina, qui sont devenus respectivement évêque de Metz et abbé de Saint-Quentin.

La "bâtardise" de la fille de Madelgarde n'était donc en rien un obstacle à sa charge d'abbesse de Faremoutiers et de Gy.

En écho à Eginhard répond un autre document précieux, la "Vie de Louis le Débonnaire" (Anonymi vita Hludowici imperatoris). Cette biographie du successeur de Charlemagne a été rédigée par un auteur anonyme, que l'on désigne parfois par le pseudonyme de l'Astronome.

On y apprend que, lorsque Louis arriva à Aix-la-Chapelle, "son cœur, quoique débonnaire par sa nature, était depuis longtemps indigné de la conduite que ses sœurs tenaient dans la maison paternelle, seule tache dont elle fût souillée. Voulant donc y porter remède, et empêcher en même temps que le scandale autrefois donné par Odilon et Hiltrude ne se renouvelât, il avait envoyé devant lui Wala, Warnaire, Lambert et Ingobert, avec ordre, aussitôt qu'ils arriveraient à Aix-la-Chapelle de veiller prudemment à ce que rien de scandaleux ne se commît de nouveau. (…) L'empereur résolut de faire sortir du palais toute cette multitude de femmes qui le remplissaient à l'exception d'un petit nombre qu'il jugea nécessaires au service royal. Quant à ses sœurs, chacune d'elles se retira dans le domaine qu'elle tenait de son père. Celles qui n'avaient point encore reçu un tel bienfait, l'obtinrent de l'empereur, et se montrèrent dociles à ses ordres."

Dans son étude sur la succession de Charlemagne, E. Brandenburg affirme que ces sœurs chassées par Louis sont précisément Theodrade et Rothilde. Rien ne semble le prouver, mais la charte de Lothaire rappelle bien que c'est son père, Louis le Débonnaire, qui a donné à Rothilde, abbesse de Faremoutiers, la terre de Gy. Voilà donc tout un faisceau d'indices qui font de Rothilde, fille de Madelgarde, une abbesse de Faremoutiers tout à fait acceptable.


D'où vient l'erreur ?

Lorsque les vitraux de l'église de Gy ont été commandés à l'atelier Lorin de Chartres, les connaissances sur l'histoire locale provenaient essentiellement des "Almanachs de l'ancien diocèse de Sens". Dans l'Almanach de 1781, la notice consacrée à Gy-les-Nonains indique :

"Dans les commencemens de la seconde race de nos rois, l'Abbaye de Faremoutiers vit à sa tête une Princesse de sang royal, que l'on trouve indifféremment appelée Hiltrude ou Rotrude, et que l'on croit être née du mariage de Charlemagne et de Fastrade. Elle porte le nom de Rothilte dans le nécrologe de l'Abbaye et dans un titre de l'Empereur Lothaire I, où ce prince l'appelle sa tante."

On aura apprécié ici la prudence du rédacteur qui n'est pas très sûr de son indication : "que l'on croit être née…" Les concepteurs du vitrail ne sont sans doute pas allés vérifier à la source ; ils ont transformé l'hypothèse en certitude, et rajouté au passage la faute d'orthographe de "Rastrade". C'est ainsi que Rothilde est devenue la fille d'une épouse qui n'existe pas, et qu'on lui a prêté la biographie d'une de ses demi-sœurs. Et c'est ainsi que, parfois, s'écrit l'histoire !


Les traces de Rothilde

Seule la charte de Lothaire nous permet, avec certitude, de faire le lien entre Rothilde, Faremoutiers et Gy-les-Nonains. La légende du vitrail du XIXème siècle a permis de conserver la mémoire de ce rapport entre Charlemagne et Gy. Il reste, peut-être, une autre trace de la fille de Charlemagne dans le village de Gy.

On peut penser que Rothilde, abbesse de Faremoutiers et de Gy, a pu finir ses jours dans ce petit monastère campagnard qu'elle avait fondé. Les traces physiques du monastère dans la commune sont importantes : mur d'enceinte, tours, cave voûtée. Mais tous ces éléments datent, au mieux, du XVème siècle, et l'on n'a pas d'indication précise sur l'emplacement du premier monastère de Rothilde.

L'emplacement du cimetière des nonnes du XVème siècle (et peut-être avant) a pu être déterminé par des fouilles accidentelles. Dans la partie nord de la propriété ont été mis à jour des ossements et des débris de sarcophage(s). C'est probablement du même endroit que provient un admirable sarcophage en pierre conservé dans l'actuelle propriété, et dont l'origine est bien antérieure au XVème siècle.

En 1934, M. Gauthier décrit ce sarcophage ainsi :

"Dans la crypte de la chapelle ont été retrouvés des blocs taillés et un sarcophage carolingien orné de stries, en tout semblable à ceux de Saint-Pierre-les-Nemours et Saint-Benoît-sur-Loire"

Un sarcophage carolingien, dit M. Gauthier. En fait, sa décoration de stries en "arêtes de poisson" indique une origine plus ancienne encore, probablement mérovingienne (Vème au VIIIème siècle). Mais il n'était pas rare que l'on réutilise, au IXème siècle, des sarcophages plus anciens. Rappelons que le corps de l'empereur Charles lui-même fut déposé dans un sarcophage antique en marbre de Paros datant du IIème siècle.

Les dimensions du sarcophage de Gy correspondent bien à celles des sarcophages retrouvés dans les nécropoles mérovingiennes, comme, par exemple, en mars 1999 à Tonnay-Charente.

La règle bénédictine voulait, on le sait, que les nonnes fussent ensevelies à même la terre, sans cercueil. Alors, que fait un sarcophage dans le monastère de Gy ? Quelle nonne particulière voulait-on honorer ainsi, en dérogeant à la règle ?

On l'aura compris : rien ne nous interdit de penser que ce sarcophage est bien celui de Rothilde, la fille de l'Empereur, à qui l'on devait cet honneur. Rien ne nous permet de le prouver, mais qu'il nous soit permis, à l'issue de cette enquête, d'imaginer que le village de Gy-les-Nonains possède là la trace la plus solide du passage sur ses terres de la fille de Charlemagne, morte en 852 à l'âge de 62 ans. Les amateurs de merveilleux se plairont à relever la coïncidence des dates : l'Archevêque de Sens décide la fermeture du monastère de Gy le 8 septembre 1752, 900 ans exactement après la mort de sa fondatrice. Un clin d'œil que Rothilde nous envoie à travers les siècles ?


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