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Le destin du général Arndt par
Gilbert Baumgartner |
En
1994, nous avons publié dans le bulletin de la S.E.M. le
compte-rendu de Jean Dunand, chef du maquis Hoche, dans lequel il relatait
les événements arrivés à Gy-les-Nonains le 23 août 1944. Plusieurs
recherches avaient permis, à l’époque, de compléter les indications données
par Jean Dunand, mais il restait une énigme : le général Edgar Arndt,
dernier commandant de la place de Montargis, avait disparu après l’attaque
des maquisards sur le pont de Gy. Les indications trouvées dans les archives de
la Wehrmacht faisaient état d’un décès à Groghy dans l’Aube le 25 août
1944. Mais « Groghy » n’existe pas, et l’Association chargée de
l’entretien des tombes allemandes ne trouvait aucune sépulture pour le général
Arndt.
Depuis 10 ans, la recherche historique dispose d’un outil nouveau :
l’accès aux bases de données mondiales par le réseau Internet. Grâce,
donc, à la collaboration des vétérans américains de la 35ème
division d’infanterie, aux membres de plusieurs groupes de discussion (dont le
gendre genevoix d’un habitant de Montcresson !), grâce à la publication
de nos articles sur le site « Gâtinais Histoire », grâce aussi à
des courriers « à l’ancienne », à quelques déplacements et à
l’aide des membres de la S.E.M., nous avons pu retrouver la trace du général
Arndt.
Les indications qui suivent ne procèdent pas d’une quelconque tentative de
« réhabilitation ». Nous voulons simplement, 60 ans après les événements,
tenter de nous approcher le plus possible de la vérité. Si cette vérité a
mis si longtemps à apparaître, c’est que les pistes ont été brouillées,
volontairement sans doute. C’est aussi que certaines indications, données
comme hypothétiques, ont été comprises comme sûres.
Edgar Arndt naît le 01.07.1892 à Lissa, dans la province prussienne de Posen. Il est le cadet de quatre garçons. Cette situation le conduit vers la carrière militaire, sa famille n’ayant pas les moyens de financer des études de médecine qu’il aurait préférées.[1] L’un de ses frères est tué dans la Première guerre mondiale, un autre subit une longue captivité en Russie. Edgar Arndt revient du front russe en ayant contracté la malaria.
Pendant la Seconde guerre mondiale, un des frères disparaîtra aux commandes d’un sous-marin.En 1920, Edgar Arndt épouse Erna Beyer.
La carrière militaire d’Edgar Arndt est traditionnelle : mis à la retraite le 31.01.1932, il est versé dans le corps des « L-Offiziere »[2], puis à partir de 1937, dans le corps de « E-Offiziere ». Comme tous les officiers de sa génération, il est remobilisé le 01.03.1940. Le 01.07.1943, il est nommé général de brigade (« Generalmajor »).
Le 30.07.1943, il reçoit le commandement de la 708e Division d’infanterie, qui fait partie de la 1ère Armée de Rommel, spécialement chargée de la protection du Mur de l’Atlantique. La division commandée par Arndt est basée à Bordeaux. Dans ses mémoires[3], le général Speidel, chef d’état-major de Rommel, décrit ainsi ces unités :
« Le long de l’ensemble du front de l’Atlantique d’environ 4000 km, étaient engagées une soixantaine de divisions d’infanterie « de secteur ». Elles étaient constituées par de vieilles classes ; très peu d’états-majors étaient rompus au combat (…) »
En juin 1944, Edgar Arndt rencontre sa fille à Bordeaux. Elle est affectée comme infirmière dans une autre unité, envoyée ensuite en Autriche et en Bavière.
Le 13 août[4], l’état-major de la 1ère armée est appelé du golfe de Gascogne vers le nord pour assumer la direction du front qui s’étend entre la Seine et la Loire dans la région d’Orléans. La 708e Division d’infanterie passe sous un autre commandement ; elle sera décimée pendant la retraite dans le secteur Laval/Le Mans.
Edgar Arndt est nommé par le général Von der Chevallerie commandant du secteur du Loing[5]. Dans les notes de l’abbé Crespin[6], on apprend que « le 18 août arrive à Montargis le général Arndt qui, dit-on, n’a que 45 ans. » La rumeur transcrite par l’abbé Crespin est inexacte, puisqu’Edgar Arndt a 52 ans lorsqu’il s’installe à Montargis, d’abord au « Soldatenheim » (hôtel de la Poste), puis dans la maison Lancelin, route de Courtenay, enfin dans la maison Rouziot, 9 rue de la Chaussée. Lorsque les Américains pénètrent dans Montargis au matin du 23 août, les Allemands ont disparu. C’est là que nous avons, dans notre premier article, raccroché le récit de Jean Dunand.
Rappelons que, ce mercredi 23 août vers 11h30, les maquisards du groupe Hoche mitraillent un fort convoi d’Allemands (« environ 40 hommes ») sur le pont de Gy-les-Nonains. Ce convoi regroupe, d’après Jean Dunand, l’état-major du commandant de Montargis, qui tente de fuir vers l’est. Dans l’attaque, précise Dunand, « un général riposte (…) ». Les Allemands survivants réussissent à poursuivre leur route. Qui est ce général ?
« Le signalement fourni par un habitant emmené comme otage nous donne de fortes raisons de penser qu’il s’agit du général Arndt lui-même. » (Dunand)
Complétant les informations du chef des maquisards, Paul Guillaume[7] cite ensuite le compte-rendu du correspondant de guerre américain[8] :
« Le commandant allemand que nous aurions dû voir s’il n’avait quitté la ville, fit son apparition le lendemain à la Division, sous bonne garde. C’était un de nos prisonniers parmi 500 environ capturés dans la région. »
C’est là que nous avions perdu la trace d’Edgar Arndt. En fait, ni le correspondant américain, ni Paul Guillaume ne citent le nom de ce commandant allemand retrouvé le 24 août à Montargis. Les indications biographiques données dans le compte-rendu américain ne correspondent d’ailleurs pas à celles d’Arndt (« Il était de Koenigsberg, en Prusse orientale. ») Il est probable que cet officier arrêté était le général Von Redt : ce nom apparaît dans une note au commissaire de police de Montargis à propos de la dernière unité ayant combattu à Montargis.[9] Arndt n’a, en fait, « commandé » la place de Montargis que pendant 5 jours, et dans une situation de crise et d’urgence. Edgar Arndt était-il même dans le convoi qui a traversé Gy-les-Nonains le 23 août ? Nous n’en avons aucune preuve[10] : s’il y était, il a dû quitter le bourg rapidement, puisque nous avons maintenant la certitude qu’il se trouvait le soir même dans la région de Chaource dans l’Aube, à plus de 100 km à l’est de Gy-les-Nonains. Il a pu également quitter son état-major dès le 23 août au matin, voire le 22 au soir.
L’arrestation du général Arndt est rapportée, sur la base de témoignages et de documents, dans au moins trois livres : Le Combat des Obscurs, de Roger Gallery, L’armée Patton dans l’Aube, de Hubert Mazure, et 1944 – le temps des massacres, de Roger Bruge. Ces auteurs diffèrent sur des détails de dates, mais pas sur la chronologie des événements. Le 23 ou le 24 août, des maquisards sous le commandement de René Xhaard, interceptent une Mercedes occupée par 4 Allemands au sud de Vauchassis. Après une course poursuite, ils en capturent 3 : le capitaine Wilhelm Schöps, 46 ans, le lieutenant Arthur Jordan, 48 ans, et le général Edgar Arndt. D’après Roger Bruge, « le général se repliait de Tours sur ordre de sa hiérarchie.» Si l’indication est juste, nous savons que Tours n’était qu’une étape sur son trajet depuis Bordeaux. Les trois prisonniers sont emmenés pour interrogatoire au QG du maquis dirigé par le lieutenant-colonel Alagiraude, dit Montcalm, chef des FFI de l’Aube. Le maquis est installé au château de Crogny[11], près de Chaource. Ils sont enfermés dans une des caves du château.
Au même moment, la région de Troyes est le théâtre de massacres perpétrés par la 51e brigade de Waffen-SS[12] sous le commandement de Walter Jöckel : ainsi, le 22 août, des Résistants sont tirés de la prison de Troyes et abattus par les SS, et le 24 août, 68 habitants de Buchères, à quelques kilomètres de Troyes, sont assassinés sauvagement : femmes, enfants, vieillards sont abattus ou poignardés. Apprenant ces massacres, Montcalm a l’idée d’utiliser son général prisonnier : il lui fait écrire une lettre au commandant de Troyes, le général Von Schramm, lui ordonnant de faire cesser les exactions des SS. Nous connaissons le contenu de cette lettre, datée du 24.08.44 :
« Au commandant des troupes allemandes stationnées à Troyes. Moi, Generalmajor Arndt, et deux officiers, le Hauptmann Schöps et l’Oberleutnant Jordan, doivent être fusillés le 30 août au cas où il ne serait pas expressément ordonné que les femmes et les enfants – et les civils – ne seront pas fusillés, le combat devant se passer entre soldats ; le même destin sera réservé aux autres prisonniers existant ici. Je demande une acceptation absolue. »
Germain Rincent, un des maquisards, décrit la scène ainsi :
« Après une délibération effectuée péniblement en langue allemande, le général a écrit de sa main et sous notre contrôle un ordre destiné à une autorité subordonnée à Troyes. Puis le général a rejoint dans une pièce voisine ses deux officiers ; Tous trois ont traversé la cour pour être emprisonnés dans une cave jusqu’à notre départ de Crogny, très tôt le lendemain matin. Sans eux !! (…) Il se peut qu’un jour mon récit soit très développé et détaillé.»[13]
Mais les Résistants se ravisent : la lettre du général Arndt ne sera jamais transmise. Ils comprennent à temps que la réaction des SS serait le contraire du but recherché : prise d’otages, massacres et chantage jusqu’à la libération du général prisonnier. Les événements de Buchères étaient déjà des représailles aux actions des Résistants : il fallait éviter de donner à l’ennemi une nouvelle occasion de représailles. Le général et les deux officiers sont plus encombrants qu’utiles.
Un autre membre du groupe de Montcalm, Hubert Danésini, témoigne :
« le 25 août, au cours de l’après-midi, Jean Alagiraude est venu m’informer que son père lui avait donné l’ordre d’exécuter les officiers allemands prisonniers. Il partit pour Crogny avec Lebrun et quelques hommes et je les accompagnai. (…) Le général Arndt protesta contre son exécution qu’il estimait irrégulière mais ses deux officiers ne bronchèrent pas et se montrèrent très dignes. Les corps furent inhumés sous la responsabilité du lieutenant Artus, dans le parc boisé de Crogny ; ils n’ont jamais été retrouvés. »[14]
Le château de Crogny est aujourd’hui la propriété de l’école forestière de Chaource. Nous avons rencontré un témoin des événements de l’époque, riverain du château. Tout en affirmant n’avoir pas assisté à l’exécution, ce témoin insiste pour « rectifier la vérité officielle » : d’après lui, le général Arndt n’a pas été passé par les armes mais tué à la baïonnette (« modèle 36 »), en présence des régisseurs du château, d’enfants de la région et de réfugiés de Dunkerque. Il indique, avec une certaine précision, l’endroit du parc où les corps auraient été ensevelis.[15]
Dans le livre de Hubert Mazure, on trouve encore l’indication suivante :
« Les Américains, apprenant les détails de l’opération, réclameront les documents trouvés en possession du général et qui auraient eu trait aux défenses de la côte Atlantique. Mais ces documents ne furent jamais retrouvés, au grand mécontentement de l’état-major américain.
Les contradictions des récits sur la mort du général Arndt et « l’oubli » de l’emplacement de sa sépulture montrent, à l’évidence, qu’un certain mystère a été volontairement entretenu sur ces événements. L’exécution sommaire de prisonniers de guerre peut, peut-être, s’expliquer momentanément par le désir de venger les victimes de Buchères – mais à long terme, l’acte ne devait pas paraître bien glorieux.
Lorsque la famille du général Arndt envoie, dans les années 50, de l’argent pour fleurir sa tombe, elle obtient la même réponse que celle de Hubert Danésini : l’emplacement est inconnu…
Dans les affaires qu’Edgar Arndt emportait dans sa fuite, on aurait retrouvé une grande quantité de cigarettes, des bouteilles de Cognac, et des sous-vêtements féminins. Son petit-fils confirme le goût du grand-père pour les cigarettes (« jusqu’à 100 par jour ! ») et les alcools français (« surtout le Cointreau »). Quant aux sous-vêtements féminins, ils font irrésistiblement penser au beau poème de Bertolt Brecht : Und was bekam des Soldaten Weib – Ce que reçut la femme du soldat…
La veuve d’Edgar Arndt est décédée en 1971, sans connaître le sort de son mari. Sa fille a aujourd’hui 83 ans.
[1] Indication donnée par la famille.
[2] « = Landesschutzoffiziere » : le traîté de Versailles a imposé à l’Allemagne des contraintes en matière de militarisation. Dès le milieu des années 20, l’Allemagne contourne ces obligations en créant un corps « d’officiers de protection territoriale » composé essentiellement d’officiers de la Reichswehr en retraite. Les nazis iront plus loin en créant le corps de « E-Offiziere = Ersatzoffiziere », littéralement des « officiers de remplacement » (renseignements aimablement fournis par Klaus Beck).
[3] Hans Speidel, Invasion 44, ed. J’ai lu, 1964
[4] indication de Hans Speidel
[5] source : Samuel Lewis, Reconnaissance : Fighting on the Upper Seine River, US Army Command and general Staff College Press, 1992
[6] La guerre à Châlette et aux environs de Montargis, 1933-1944, in BSEM n°97
[7] Au temps de l’héroïsme et de la trahison, Librairie Loddé, 1978
[8] extrait de la revue militaire Yank du 24 septembre 1944, traduit dans la presse française (P. Guillaume cite « La République du Centre » - édition de Montargis des 21 et 25 août 1945) – renseignements communiqués par J.-M. Voignier
[9] document retrouvé par J.-M. Voignier aux Archives nationales.
[10] Le village de Gy-les-Nonains ne semble pas avoir gardé la mémoire d’otages emmenés par les Allemands, et qui auraient reconnu le général Arndt.
[11] Ce nom de Crogny est devenu « Groghy » dans les archives de la Wehrmacht. On peut légitimement s’interroger sur les raisons de cette erreur : mauvaise transcription ou tentative de dissimulation ?
[12] Plusieurs de ces brigades de SS arrivées à Troyes sont composées de français…
[13] cité par Roger Bruge. Les deux points d’exclamation après « Sans eux » semble prouver que le sort des Allemands était déjà décidé. Germain Rincent n’a, semble-t-il, jamais détaillé son récit.
[14] cité par Roger Bruge
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