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Louis L'Ecluse,
seigneur gâtinais et
ami de Voltaire

 

par Gilbert Baumgartner
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Cet article est extrait du Bulletin de la Société d'Emulation N°120, 2002


En 1759, Jean-Jacques Lefranc, marquis de Pompignan (1709-1784) est élu à l’Académie Française. Il est poète, auteur dramatique, traducteur d’Eschyle, économiste – mais il est surtout célèbre pour sa grande dévotion. Son discours de réception à l’Académie, tenu le 10 mars 1760, attaque directement les philosophes de son époque : « … Tout porte l’empreinte d’une littérature dépravée, d’une morale corrompue, et d’une philosophie altière qui sape également le trône et l’autel.»

Les œuvres du marquis de Pompignan sont aujourd’hui bien oubliées. Son nom n’est resté dans l’Histoire que par les nombreux pamphlets, libelles et épigrammes que ses adversaires lui ont consacrés en réponse à son attitude réactionnaire.

Le plus célèbre de ces adversaires est Voltaire. Dès le mois d’avril 1760, il publie un pamphlet virulent contre Lefranc de Pompignan, intitulé « les Quand », où il le traite de « petit bourgeois d’une petite ville » et auquel le marquis réplique aussitôt par un mémoire largement diffusé. Voltaire répond par un nouveau texte : attaques et répliques vont se succéder ainsi jusqu’en 1765. Pompignan se couvrira au fur et à mesure de ridicule et n’osera plus reparaître à l’Académie.

L’une des flèches décochée par Voltaire à la fin du mois de février 1763 s’intitule : « Lettre de M. de l’Écluse, chirurgien-dentiste, seigneur du Tilloy, près Montargis, à M. son curé. »

Cette lettre est un faux : M. de l’Écluse n’est ici que le prête-nom de Voltaire. Sous couvert d’une lettre qu’adresserait un seigneur provincial à son curé, Voltaire tourne en dérision une cérémonie religieuse à la gloire du marquis de Pompignan. Mais Voltaire n’a pas inventé ce M. de l’Écluse, seigneur du Tilloy à Corbeilles-en-Gâtinais. Il faisait partie de son cercle d’amis, qu’il recevait dans sa résidence de Fernay, près de Genève.

Louis l’Écluse, chirurgien-dentiste

Un disciple de Voltaire, Jean-François Marmontel (1723-1799), raconte dans ses Mémoires une rencontre à Ferney en juin 1760  :

Pressés de nous rendre à Genève, nous ne nous donnâmes pas même le temps de voir Lyon, réservant pour notre retour le plaisir d'admirer dans ce grand atelier du luxe les chefs-d’œuvre de l'industrie. Rien de plus singulier, de plus original que l'accueil que nous fit Voltaire. Il était dans son lit lorsque nous arrivâmes. Il nous tendit les bras, il pleura de joie en m'embrassant; il embrassa de même le fils de son ancien ami M. Gaulard. "Vous me trouvez mourant, nous dit-il; venez-vous me rendre la vie ou recevoir mes derniers soupirs?" Mon camarade fut effrayé de ce début. Mais moi qui avais cent fois entendu dire à Voltaire qu'il se mourait, je fis signe à Gaulard de se rassurer. En effet, le moment d'après, le mourant nous faisant asseoir auprès de son lit: --Mon ami, me dit-il, que je suis aise de vous voir surtout dans le moment où je possède un homme que vous serez ravi d'entendre. C'est M. de l’Écluse, le chirurgien-dentiste du feu roi de Pologne, aujourd'hui seigneur d'une terre auprès de Montargis, et qui a bien voulu venir raccommoder les dents irraccommodables de Mme Denis. C'est un homme charmant. Mais ne le connaissez-vous pas? --Le seul l'Ecluse que je connaisse est, lui dis-je, un acteur de l'ancien Opéra-Comique. --C'est lui, mon ami, c'est lui même. Si vous le connaissez, vous avez entendu cette chanson du Rémouleur qu'il joue et qu'il chante si bien." Et à l'instant voilà Voltaire imitant l'Ecluse, et avec ses bras nus et sa voix sépulcrale, jouant le Rémouleur et chantant la chanson:

Je ne sais où la mettre
Ma jeune fillette;
Je ne sais où la mettre,
Car ou me la che....

Nous rions aux éclats; et lui toujours sérieusement: --Je l'imite mal, disait-il; c'est M. de l’Écluse qu'il faut entendre, et sa chanson de la Fileuse! et celle du Postillon! et la querelle des Ecosseuses avec Vadé (1) ! c'est la vérité même. Ah ! vous aurez bien du plaisir. Allez voir Mme Denis. Moi, tout malade que je suis, je m'en vais me lever pour dîner avec vous. Nous mangerons un ombre-chevalier, et nous entendrons M. de l’Écluse. Le plaisir de vous voir a suspendu mes maux, et je me sens tout ranimé."

Mme Denis nous reçut avec cette cordialité qui faisait le charme de son caractère. Elle nous présenta M. de l’Écluse; et à dîner Voltaire l'anima, par les louanges les plus flatteuses, à nous donner le plaisir de l'entendre. Il déploya tous ses talents, et nous parûmes charmés. Il le fallait bien; car Voltaire ne nous aurait point pardonné de faibles applaudissements.
(J.-F. Marmontel, Mémoires, t.2, p. 230 - Paris 1804)

 On voit que, si M. de l’Ecluse est invité à Ferney pour « raccommoder les dents » de la maîtresse de Voltaire, ce sont aussi ses talents de chanteur et de comédien qui sont appréciés  ! Avant d’être « chirurgien-dentiste », de l’Écluse avait été en effet acteur de la Foire. (2)

Nous n’avons pas de témoignages directs sur la compétence médicale de Louis l’Écluse. Le rédacteur de la «Semaine dentaire» , M. Dagen, a tenté d’en retracer la biographie en 1923. (3) Il ne peut donner que les indications suivantes :

           artiste de l’Opéra Comique en 1748

           dentiste des armées du maréchal de Saxe puis du roi Stanislas de Pologne

           directeur de théâtre au Boulevard du Temple en 1778

En tout cas, l’Écluse nous a laissé des preuves écrites de son intérêt pour l’art dentaire :

           en 1754, il publie : « Nouveaux élémens d'odontologie - Traité utile au public, où l'on enseigne la méthode de remédier aux douleurs et aux accidens qui précédent et qui accompagnent la sortie des premières dents des enfans, de procurer un arrangement aux secondes, enfin de les entretenir et de les conserver pendant le cours de la vie » (à Paris chez Delaguette, 2 parties en 1 vol. in-8°)

           en 1755, il publie : « Éclaircissemens essentiels pour parvenir à préserver les dents de la carie et à les conserver jusqu'à l'extrême vieillesse » (à Paris, éd. Duchesne, In-12, 40 p.)

           en 1756 paraît dans le Recueil de pièces et mémoires pour les maîtres en l'art et science de chirurgie (T. IV, n° 15) une « Lettre de M. Lécluze [″sic″],... à M.***, médecin à Nancy [sur l'âge auquel il convient de vacciner les enfants pour préserver leur dentition contre les suites de la variole] » ( In-8°, 3 p)

Dans un document cité plus loin, nous trouverons l’indication que l’Écluse « était devenu chirurgien-dentiste et avait été attaché avec ce grade au roi de Pologne, Stanislas… juste le jour où celui-ci perdit sa dernière dent. »

Les publications de l’Écluse nous permettent de constater quelques variations de son patronyme : on trouve tour à tour « Lécluse (Henry de) », « M. de Lécluze », « Lécluse (Louis de Thillay, dit ) ». Cette dernière forme contient visiblement une erreur de transcription sur le nom du Tilloy. La Bibliothèque Nationale de France a choisi de classer toutes les œuvres de notre dentiste-chansonnier sous le nom de « Lécluse (Henry de) ».

Nous verrons plus loin que les actes de propriété signés dans le Gâtinais portent le patronyme de « Louis (de) l’Écluse ». Toutes les hypothèses restent ouvertes : il est possible, par exemple, que le patronyme de Henry, qui semble n’apparaître que dans les écrits médicaux, soit son vrai nom et que l’Écluse soit un surnom, utilisé plutôt dans son activité chansonnière. L’article détaché du nom commun rappelle bien les noms à consonances comiques de ses collègues comédiens, et le verbe « écluser » avait déjà le sens familier que nous lui connaissons aujourd’hui…

La notice de la BNF sur cet auteur nous permet de connaître les dates extrêmes de sa vie : l’Écluse est né en 1711 et mort en 1792. En l’absence d’indications sur ses lieux de naissance et de décès, ces dates nous sont ici précieuses.

Louis l’Écluse, inventeur de la chansonnette parlée, mimée, jouée

Outre le témoignage de Marmontel décrivant Voltaire imitant l’Écluse imitant le rémouleur, nous avons plusieurs traces de l’activité chansonnière de l’Écluse.

Dans « Les spectacles de la Foire »  (4) un ouvrage paru en 1877, Emile Campardon fait la liste des acteurs et actrices célèbres du XVIIIème siècle :

« Parmi les acteurs et les actrices qui parurent à l'Opéra-Comique de 1724 à 1761, il convient de citer les plus remarquables : Drouillon, Drouin, Louis Lécluze de Thilloy, Guillaume Lemoyne, Pierre-Louis Dubus dit Préville, plus tard si célèbre à la Comédie-Française, Jean-Baptiste Guignard dit Clairval, Charles-Antoine Bouret, Nicolas-Médard Audinot; Mlles d'Arimath, Beaumenard, Beauvais, Julie Bercaville, Brillant, Marie Chéret dite la Petite Tante, Eulalie Desglands, Angélique et Jeanneton Destouches, Legrand, Dorothée Luzy, Quinault, Raimond, Vérité, et surtout la charmante et sympathique Justine Favart. »

On ne sait comment interpréter le patronyme de « Louis Lécluze du Thilloy » : on verra qu’il ne devient « seigneur du Tilloy » qu’en 1758. S’était-il affublé du titre avant l’heure en prévoyant plus ou moins son acquisition, ou Campardon le cite-t-il prématurément ?

 Les talents artistiques de Louis l’Ecluse sont rapportés, par exemple, dans un article de Charles Monselet, « Chansons et chansonnettes », paru en 1883 . (5) Cet article est sans doute peu réaliste, puisque Monselet s’y fait une représentation idyllique de la chansonnette du siècle précédant, qu’il oppose au « désastreux caf’ conc’ » de son époque. Mais dans le tableau qu’il brosse, il met en scène notre chansonnier, tel qu’il pouvait apparaître au « Caveau », et cite des extraits de son répertoire :

 L'écluse aux chansonnettes est lâchée, on ne s'arrêtera plus. Qu'ai-je dit, l'écluse ? Le voilà qui se lève, le père Lécluse, -l'inventeur de la chansonnette parlée, mimée, jouée. Il demande à dire ou plutôt à exécuter son Rémouleur, qui avait tant de succès à la cour du roi Stanislas. Il imite le sifflement des ciseaux sur la meule; il y va des pieds, des mains, de tout le corps. Après le Rémouleur, c'est le Postillon, autre genre d'imitation; -ici, les claquements de langue font la partie principale :

"Ohé !... Ohé !... Allons, Margot, gagne le picotin, et moi la chopine. Pas vrai, mon officier, que je vous ons baillé là une bonne jument ? Dam ! j'voulons que vous soyez content. Vous n'êtes pas comme ces petits commis... Si vous ne nous faites pas de politesses, au moins vous nous baillez pour boire. Aussi j'aimons mieux vous servir qu'eux. Haut le pied... Houp ! Mon officier, v'là ici un chemin d'pavé... Bride en main, sout'nez bien; le pavé est gras. N'y a si bonne monture qui ne bronche; prenez garde à la vôtre... gt... gt... gt... gt... Ohé! Ohé !

Hier, en rentrant
De boire bouteille
J'eus l'avisement
D'aller voir ma belle ;
Bon!

"C'est un charme que c'te bête-là ! j’li ai vu faire ses sept lieues en cinq quarts d'heure... Ohé! Ohé! gt, ohé !... Allons, mon officier, faites sentir la molette... V'là ici un petit sentier; prenons sur la terre... gt... gt... Ça court comme le guernadier au feu, l'houzard au butin et l'abbé au bénéfice.

Haut le pied, mon officier !
J'arrivai vraiment
Trop tôt pour la belle :
Je vis son galant
Rentrer avec elle ;
Bon !"

 Cet auteur nous confirme, au passage, que l’Écluse a eu du succès « à la cour du roi Stanislas ». Double succès, comme chez Voltaire : dentiste et comédien ! Seule énigme : Stanislas Ier Leszcsynski, roi de Pologne jusqu’en 1738 (traité de Vienne), est mort à Lunéville en 1766. Marmontel place la rencontre où Voltaire parle du « feu roi » en 1760. Erreur de mémoire de Marmontel ou méchanceté de Voltaire, enterrant prématurément le roi exilé à Nancy ?

Les talents de l’Écluse étaient célèbres à Montargis également. Dans les Affiches d'Orléans du 25 mai 1764 , on trouve le  récit d’un spectacle donné à Montargis :

« M. de l'Ecluse dont les talents sont aussi étendus que son zèle, a supplée dans les entractes aux Ballets qu'on ne pouvait exécuter à Montargis depuis la mort de l'incomparable M. Jallodin, par la Chanson de la Fileuse, dans laquelle tout le monde a admiré les grâces du chant & celles de la Pantomime ». (6)

 La Fileuse, le Rémouleur, le Postillon : voilà les trois morceaux qui reviennent régulièrement dans le répertoire de l’Écluse. Il n’est pas forcément l’auteur de ces textes, qui faisaient partie du répertoire commun des chansonniers du Caveau, cette Société de chansonniers qui se réunissait dans des auberges et cabarets parisiens depuis 1729. l’Écluse a fait partie du Caveau, à la suite de Vadé, Piron, Crébillon, Rameau, tout ce que ce XVIIIème siècle comptait de musiciens populaires. (7)

La Fileuse est un texte parodique écrit par Jean-Joseph Vadé (1720-1757), présenté pour la première fois sur la scène de l’Opéra comique le 8 mars 1752. Vadé était le grand ami et inspirateur de l’Écluse. Ils sont réunis dans un ouvrage qui paraît en 1796 (an IV) : « Œuvres poissardes de Vadé et de Lécluse » chez Didot jeune (in-4 et in-18). Le contenu ne nous permet pas de rendre à l’Écluse ce qui lui appartient, mais on remarque bien le style et les thèmes de ces œuvres populaires :

« La Pipe cassée. Les Bouquets poissards. Le Déjeuner de la Rapée ou Discours des halles et des ports, par l'Écluse. Étrennes à MM. les riboteurs. Extrait de l'inventaire des meubles et effets trouvés dans le magasin d'une des harengères de la Halle. Liste des plus rares curiosités trouvées dans un des magasins des Halles. Déclaration d'amour entre Mr Dubois,... et Mlle Perrette,... Complainte d'une ravaudeuse à son amant. Chanson grivoise... Rupture. Lettres de la Grenouillère... par Vadé »

« Le Déjeuner de la Rapée à la Grenouillère» (8) était paru en 1748, publié «  par tous les libraires amis de la gaieté, impr. de Mlle Manoir, marchande orangère. »  Un des personnages inventés par l’Écluse semble avoir eu une certaine postérité littéraire et musicale. Dans un ouvrage paru en 1943, Léon Vibert  indique ceci :

« Le nom et le type de Mme Angot auraient été crées par un nommé Eves de Maillot en 1795, lit-on parfois dans les livres et les journaux ; ce n’est pas entièrement exact. La digne Mme Angot sous le règne de Barras n’avait rien d’une inconnue. Elle était née sous Louis XV, d’un écrivain nommé : Lécluze, dont la vocation littéraire fut tardive. D’abord acteur à l’Opéra comique, il était devenu chirurgien-dentiste et avait été attaché avec ce grade au roi de Pologne, Stanislas… juste le jour où celui-ci perdit sa dernière dent. Pour oublier le prince, il se mit à manier la plume. Le produit de cet exercice fut un opuscule : le Déjeuné de la Rapée à la Grenouillère (1748). Voici le sujet : la fille de Mme Angot, fruitière des Halles, a épousé un agent de change. Un mois après son mariage, elle passe devant son territoire natal et fait arrêter son carrosse pour jaboter avec ses anciennes amies. Tout l’intérêt de la pièce réside dans les quiproquos grossiers et dans le langage rude de la maritorne. La « mère Angot » était enterrée avec l’Ancien Régime quand Eves de Maillot eut l’idée de ressusciter le type inventé par Lécluze. »
(Au temps de la Carmagnole, Vigot frères éditeur, 1943)

Si l’on fait confiance à cet auteur, on peut dire que Louis l’Écluse est donc à l’origine d’un des personnages les plus célèbres de l’opérette du XIXème siècle, puisque La fille de Madame Angot est l’oeuvre la plus populaire de Charles Lecocq, l’un des plus brillants successeurs d’Offenbach.

 Des talents contradictoires ?

 Louis de l’Écluse réunit donc les talents de la médecine, art noble, et de la comédie, activité vulgaire. Cette confusion peut poser des problèmes.

En décembre 1760, Voltaire adopte Mlle Marie Corneille, la nièce du grand dramaturge, qui vient habiter à Ferney. Belle occasion pour ses adversaires de l’attaquer : aussitôt paraît « La petite nièce d’Eschyle, histoire athénienne traduite d’un manuscrit grec », pamphlet dans lequel il est reproché à Voltaire de faire éduquer Mlle Corneille par un acteur de foire. (9)

Voltaire réagit vivement, comme l’atteste sa correspondance.

Le 15 janvier 1761, il écrit à M. Thierriot (lettre n° 3341) :

« Je voudrais voir de quel poison se sert l’ami Fréron. (…) Comment sait-il que l’Écluse est venu dans notre maison , Et que peut-il dire de ce l’Écluse ? Il finira par s’attirer de méchantes affaires… »

Le 16 janvier, il écrit à M. Damilaville (lettre n° 3342) :

« M. Thierriot me mande que le digne Fréron a fait une espèce d’accolade de la descendance du grand Corneille et de l’Écluse, excellent dentiste qui, dans sa jeunesse a été acteur de l’Opéra comique. Si cela est, c’est une insolence très punissable, et dont les parents de Mlle Corneille devraient demander justice. l’Écluse n’est point dans mon château (Ferney) ; il est à Genève et il y est très nécessaire ; c’est un homme d’ailleurs supérieur dans son art, très honnête homme et très estimé. La licence d’un tel barbouilleur de papier mériterait un peu de correction. »

Le 30 janvier, Voltaire écrit à M. Le Brun (lettre n° 3357) :

« Le sieur Lécluse, qui n'avait certainement que faire à tout cela, se trouve insulté dans la même page: il est vrai qu’étant jeune il monta sur le théâtre ; mais il y a plus de 25 ans qu'il exerce avec honneur la profession de chirurgien-dentiste. Il est faux qu'il loge chez moi, il y est venu il y a, un an pour avoir soin des dents de ma nièce (Mme Denis). Je le traite, dit-il, comme un frère, et il insinue que je ne fais aucune différence entre une Demoiselle de condition du nom de Corneille et un acteur de la Foire. J'ai reçu M. de l'Ecluse avec amitié et avec la distinction que mérite un chirurgien habile et un homme très estimable tel que lui. Il y a d'ailleurs 4 mois entiers qu'il n'est plus chez moi et qu’il exerce sa profession à Genève, où il est très honorablement accueilli. J’enverrai s’il le faut les témoignages des Syndics de Genève qui certifieront tout ce que j’ai l’honneur de vous dire. »

Voltaire menace d’intenter un procès à Fréron. Le 31 janvier, il envoie à Le Brun les certificats annoncés et précise (lettre n° 3358) :

"Ce chirurgien a droit de demander justice d’un outrage qui peut le discréditer dans l’exercice de sa profession. Je paierai bien volontiers tous les frais du procès. »

Le même jour, il écrit à M. Thierriot :

« J’ai lu malheureusement la page 164 de Fréron, dans laque1le il dit que je fais élever Mlle Corneille au sortir du couvent par un bateleur de la Foire, que je traite en frère depuis un an, et que Mlle Corneille aura une plaisante éducation. (…) Que Fréron critique tant qu’il voudra des vers ou de la prose, mais il ne lui est permis, ni d’attaquer une dame, veuve d’un gentilhomme mort au service du roi, ni même le sieur de l’Ecluse, qui peut avoir joué autrefois la comédie mais qui est chirurgien du roi de Pologne… »

On remarquera, dans tous ces courriers, que Voltaire minimise les talents de bateleur de l’Écluse, en les renvoyant dans le passé - alors qu’il en est friand lorsqu’il l’invite à sa table ! Il poussera l’hypocrisie encore plus loin dans la lettre à Le Brun du 3 février (lettre n° 3362) :

« Vous avez du recevoir le certificat de Mme Denis ; voici celui du résident de France (à Genève). J’ai l’honneur de vous envoyer la procuration de sieur l’Écluse du Tilloy. Le sieur l’Écluse n’est point celui qui a monté sur le théâtre de la Foire, je le crois son cousin ; il est seigneur de la terre de Tilloy-en-Gâtinais »

D’autres lettres encore, le 15 février, le 19 février, le 26 mars et le 6 avril, prennent la défense de l’Écluse. On y apprend : « l’Écluse est un homme de 50 ans, très raisonnable et qui a de l’esprit ; mais nous sommes éloignés de lui confier l’éducation de Mlle Corneille »

Le détail sur l’âge confirme les indications de la BNF : Voltaire écrit en 1761, et Louis l’Écluse est donc bien né en 1711. Voltaire ne l’a pas vieilli pour lui garantir davantage de respectabilité ! C’est son titre de Seigneur du Gâtinais qu’il utilise pour rejeter dans l’ombre son activité de comédien…

 M. de l’Écluse, seigneur du Tilloy

 On lira ci-après la lettre  que M. de l’Écluse, « seigneur du Tilloy », aurait écrite à son curé en 1763. L’édition critique  des œuvres de Voltaire lui en attribue bien la paternité. Il reste à se demander quelle est la part de vérité dans les événements rapportés. Le Tilloy est une seigneurie de la paroisse de Corbeilles-en-Gâtinais. Il en subsiste des traces matérielles : des restes de douves et de parc, la moitié du corps du château, un bénitier, un plan de 1823 conservé par l’actuel propriétaire . Dans le texte de Voltaire, il est question de l’église du Tilloy. Or, d’après le curé Boibien de Corbeilles, il n’y a jamais eu d’église au hameau du Tilloy. Peut-être s’agit-il de la chapelle du château, dont l’actuel propriétaire aurait pu retrouver le bénitier ? Mais nous ne pouvons exclure que Voltaire ait tout inventé, curé compris ! Voyons donc quels sont les traces de vérité dans  cette Lettre de M. de l’Écluse, chirurgien-dentiste, seigneur du Tilloy, près Montargis, à M. son curé.

 Louis l’Écluse était bien seigneur du Tilloy. Le 16 janvier 1758, il signe un acte devant le notaire Thimotée Raige où il reconnaît une rente due à une ancienne propriétaire du lieu. Voici la transcription de ce document  (10) :

 Louis l’ÉCLUSE, chirurgien-dentiste du Roy de Pologne, demeurant à Paris, rue du Four-Saint-Honoré, paroisse Saint-Eustache, et Jeanne MAUPAS, sa femme

a acquis

            de Jean Anatole LEFEBVRE par contrat devant RABOUIN, notaire au Châtelet de Paris

            le 26.11.1757

qui l’avait acquise de Claude LEGUILLE et Marguerite BOULANGER, devant HURISSE, notaire, le 15.4.55,

qui l’avait acquise du sieur Pierre GAUDRON, époux de Marie-Madeleine ROUX le 2.4.39 (Trouillet)

la terre et seigneurie du Tilloy à Corbeilles-en-Gastinois

sur laquelle Marie Louise FADEAU, veuve de Thomas ROUX du CHESNOY, procureur du Roy en la maréchaussée de Montargis

qui était héritier de Christophe ROUX du CHESNOY, doyen des Conseillers, juge à Montargis, et Anne REGNARD, sa femme

a droit de prendre 250 livres de rente pour rachetable 5000 livres

 Cet acte est ratifié le 3 mai 1758 par l’épouse de l’Écluse, qui signe cette fois « Jeanne de Maupas, épouse du sieur de l’Écluse. »

 Les registre paroissiaux de Corbeilles attestent encore sa présence comme parrain d’un enfant le 11 février 1762, où il est désigné comme « seigneur du Tilloy, de la motte d’Egry, de Corbeilles et autres lieux. » La seigneurie de Corbeilles, en fait, est détenue par le sieur Guérin : il semble bien que la particule monte un peu à la tête de notre l’Écluse ! L’affaire du pain bénit va le confirmer : on sait la stricte hiérarchie des seigneuries locales, qui se traduit notamment par l’ordre de présentation du pain bénit aux nobles de la paroisse lors de l’office du dimanche. Avant l’arrivée de l’Écluse, le pain bénit était présenté en premier au seigneur de Corbeilles, et en second au seigneur de Maison-Rouge, le chevalier de Saint-Louis, Messire David de Mousselard. Or, voilà que les marguilliers innovent et présentent au sieur l’Écluse le pain bénit en second rang, avant Maison-Rouge ! Celui-ci porte plainte à Nemours, le procès a lieu le 14 décembre 1763. C’est Jeanne Maupas, la femme de l’Écluse, qui comparait à sa place, le seigneur du Tilloy étant absent à Reims, peut-être en route vers la cour du roi de Pologne en Lorraine. Le tribunal de Nemours donne raison au seigneur du Tilloy. Maison-Rouge, furieux, interjette appel au Parlement. Mais l’Écluse ne veut pas soutenir au Parlement un procès qui coûterait cher aux deux parties. Il propose donc une conciliation : il consent que le seigneur de Maison-Rouge reçoive le pain bénit et les autres droits honorifiques avant lui.

Si cette histoire nous en apprend un peu sur le caractère de Louis l’Écluse, et peut-être sur sa situation financière, on ne peut en tirer aucun lien avec la lettre de Voltaire. Sous la plume de Voltaire, M. de l’Écluse se targue d’avoir recrépi l’église « du Tilloy » et réparé la tribune. Or le seigneur du Tilloy avait bien son banc seigneurial dans l’église de Corbeilles, et le hameau du Tilloy n’a jamais possédé d’église. Il est exact que l’église de Corbeilles possédait à l’époque une tribune, qui a été démolie en 1804. Il est possible que cette tribune ait nécessité des réparations dès 1763. Mais à aucun moment ni le curé Béranger (1745-1775), contemporain de l’Écluse, ni les marguilliers n’ont noté le moindre recrépissage ou la moindre réparation de tribune entrepris par l’Écluse. L’affaire du pain bénit semble prouver que les marguilliers tenaient l’Écluse en estime, et qu’ils n’auraient donc pas manqué de relever par écrit les travaux dont auraient bénéficié l’église.

 A l’évidence, ces travaux sont une invention de Voltaire, dans le but d’établir un parallèle entre la situation de l’Écluse au Tilloy et de son adversaire Pompignan à Montauban.

 Voltaire fait écrire à l’Écluse :  « Quand je vous ai fait de doux reproches sur votre négligence dans une affaire si grave, vous m’avez répondu que c’est ma faute de n’avoir point pris le titre de marquis; que mon grand-père n’était que docteur en médecine de la Faculté de Bourges (…) »

l’Écluse, petit-fils d’un médecin de Bourges ? En l’absence d’indications sur la date et le lieu de naissance de Louis l’Écluse, nous n’avons pas pu vérifier cette assertion. Dans la « Semaine dentaire », M. Dagen affirme même que le nom de l’Écluse serait un nom d’emprunt, et qu’il aurait pu s’appeler Henry ou Fleury…

Certains auteurs, dont M. Charron, affirment que Voltaire a rendu visite à son ami l’Écluse au château du Tilloy. Nous n’en avons aucune preuve. A cette époque, Voltaire était fort occupé par l’édition des œuvres de Corneille, l’éducation et le mariage de Marie Corneille, les libelles et pamphlets divers qu’exigeaient les attaques de ses adversaires. De plus, Louis l’Écluse ne restera pas très longtemps seigneur du Tilloy.

Le 25 avril 1765, l’ancienne propriétaire, Marie-Madeleine Roulx veuve Gaudron du Tilloy, passe en justice et obtient une sentence du bailliage de Nemours qui lui permet de retrouver la possession du Tilloy. Que s’est-il passé ? En 1758, l’Écluse n’a sans doute pas acheté le domaine en monnaies sonnantes et trébuchantes, mais en signant des quittances à la décharge du vendeur, tout comme il a signé la reconnaissance de rente ci-dessus. Le Tilloy est d’ailleurs passé rapidement de mains en mains dans les années qui ont précédé l’arrivée de l’Écluse, chaque acquéreur prenant en charge les rentes dues au vendeur précédent . (11)

Et la plupart de ces quittances et rentes n'ont jamais été payées. Le Tilloy est alors saisi et remis en vente. Le 3 avril 1766, Marie Madeleine Roulx, veuve Pierre Gaudron du Tilloy, officier de la Reine de Montargis, revend le fief et la seigneurie à Pierre Isaac Laumosnier de Gitonville, officier du grenier à sel de Boiscommun. (12) Il est dit dans l’acte de vente que la seigneurie est « délaissée à l'abandon. » (Archives départementales n° 3 E 7905)  Les travaux que doit y entreprendre le nouvel acquéreur laissent augurer de l’état pécuniaire de Louis de l’Écluse :

-           devis du charpentier : faire à neuf la charpente des deux ponts-levis, la porte d’entrée du château, le pont qui sépare le château d’avec la ferme.

-           devis du maçon : repiquer et renfaîter le château et tous autres bâtiments, recouvrir le colombier, refaire 15 pieds du mur de la cour... refaire à neuf le puits et le chapiteau du dessus de la grande porte, etc...

En 1766 meurt aussi le « patient » le plus célèbre du chirurgien-dentiste, le roi de Pologne… On ne sait s’il faut mettre cela en relation avec une perte brutale de revenus de Louis (de) l’Ecluse.

L’Ecluse est donc resté « seigneur du Tilloy » pendant moins de sept ans : juste le temps de passer à la postérité avec ce titre grâce à Voltaire !

Les dernière années de la vie de Louis de l’Écluse nous sont moins bien connues. Dans une note de la première édition des Œuvres Complètes de Voltaire établie par Beuchot en 1828, nous apprenons simplement que l’Écluse « se mit, en 1777, entrepreneur de spectacles, et fut bientôt réduit à être acteur ; il mourut fort âgé, et dans le besoin. » Nous savons, grâce à la « Semaine dentaire », qu’il est directeur de théâtre au Boulevard du Temple en 1778.

Dans « Les spectacles de Foire » d’Emile Campardon, on trouve l’indication suivante :

« En 1778, M. Lenoir, lieutenant-général de police, voulant rendre quelque animation à la foire Saint-Laurent que, depuis la suppression de l'Opéra-Comique, les petits spectacles avaient abandonnée pour la foire Saint-Ovide, autorisa Louis Lécluze de Thilloy, ancien acteur de l'Opéra-Comique, à y ouvrir un théâtre où devaient être représentées des pièces dans le genre poissard, et enjoignit en même temps aux entrepreneurs forains d'avoir à s'y réinstaller, désormais, pendant la tenue de la foire. La troupe de Lécluze, ou figuraient de bons artistes, fut bien accueillie du public, et, quand la foire fut terminée, il songea à s'installer d'une manière définitive sur le boulevard, au coin de la rue de Bondy. Malheureusement, Lécluze ne put soutenir jusqu'au bout son entreprise, et, pressé par ses nombreux créanciers, il céda à d'autres le privilège de son théâtre, auquel les nouveaux directeurs donnèrent le nom de Variétés-Amusantes. »

On voit que les créanciers, encore eux, ont sans doute eu raison de la jovialité de notre comédien-chanteur-chirurgien-dentiste.

Enfin, une note dans l’édition de 1893 des œuvres de Voltaire indique que Louis l’Écluse est mort en 1792.

Sans doute le trajet de notre éphémère seigneur du Gâtinais mériterait-il une biographie plus détaillée.

« Lettre de M. de l’Écluse, chirurgien-dentiste, seigneur du Tilloy, près Montargis, à M. son curé. »


Notes :

(1) Vadé était, avec de l’Ecluse, un des grands représentants de la chanson poissarde, c’est-à-dire celle qui « reproduit, qui imite le langage, les mœurs du bas peuple. Le mot "poissard" signifiait voleur au XVIème siècle. Cette littérature du plus primaire réalisme envahit les salons pendant la seconde moitié du XVIIIème siècle. » Cette définition est tirée du passionnant site Internet Cent chansons françoises au siècle des Lumières : Le manuscrit Berssous de la Chapelle d'Abondance (http://f.duchene.free.fr/berssous/index.htm)

(2) Cette confusion entre la médecine et la comédie n’est pas nouvelle : on lira avec intérêt l’article de Gaston Leloup, Comédiens ambulants à Montargis au XVIIème siècle, BSEM  n°25, p.20

(3) 6, rue des Blancs-Manteaux, à Paris (en 1923). Ces indications sont tirées des chroniques du curé Boibien dans l’Echo Paroissial de Corbeilles et Bordeaux-du-Gâtinais (1952-53)

(4) l’ouvrage complet est accessible sur Internet grâce à nos amis universitaires canadiens à l’adresse : http://foires.net/campint.shtml

(5) cité par Claude Duneton dans Histoire de la chanson française, t.2, p. 318 - ed. du Seuil, octobre 1998

(6) Article découvert par Sylvie Granger, professeur à l’Université du Mans, que nous remercions ici.

(7) Sur Vadé, le Caveau et la Grenouillère, on consultera avec plaisir les dossiers que leur consacre Claude Duneton dans Histoire de la chanson française, t.1 - ed. du Seuil, octobre 1998

(8) On lira le texte intégral sur http://www.bmlisieux.com/archives/dejeune.htm

(9) Cette adoption n’a rien d’équivoque, contrairement à ce qu’insinuent ses adversaires : Voltaire joue un réel rôle de pédagogue et d’éducateur auprès de la jeune fille. Simultanément, il réalise l’édition complète des œuvres de Corneille (entre 1761 et 1763), tout en avouant : « Je n’ai commenté ce fatras que pour marier Mlle Corneille. [...] Racine m’enchante, et Corneille m’ennuie. » Début 1763 en effet, il écrit : « Nous marions Mlle Corneille dans quelques jours [...] Je voudrais que le bonhomme Pierre revînt au monde pour être témoin de tout cela, et qu’il vît le bonhomme Voltaire menant à l’église la seule personne qui reste de son nom. Je commente l’oncle. Je marie la nièce. Ce mariage est venu tout à propos pour me consoler de n’avoir plus à travailler sur des Cid, des Horaces, des Cinna, des Pompée, des Polyeucte. [...] ce qui suit n’est pas trop ragoûtant. MlleCorneille, avec sa petite mine, a deux yeux noirs qui valent cent fois mieux que les douze dernières pièces de l’oncle Pierre. »

(10) L’acte est conservé dans les minutes du notaire Raige aux Archives Départementales d’Orléans. Nous devons la transcription de ce document à Gaston Leloup, que nous remercions ici.

(11) On obtiendra plus de précisions auprès de Frédéric Pige sur ces transferts de propriétés rapides et compliqués. Qu’on nous permette ici de résumer : le curé Boibien avait lui aussi renoncé à identifier ce Claude Louis l’Eguiller, seigneur du Tilloy en 1753. Il écrit dans sa chronique : « Comme un météore, l’Eguiller a traversé notre horizon ! »

(12) Le curé Boibien date cette transaction du 30 octobre 1753, faisant de Laumosnier de Gitonville le vendeur du domaine à l’Écluse. Il semble bien qu’il s’agisse d’une erreur du curé. L’acte de vente sur saisie du 3 avril 1766 a été retrouvé par Frédéric Pige.


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