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Lettre
de M. de l’Écluse,
par Voltaire |
Vous
savez que j’ai recrépi à mes dépens l’église du Tilloy, et que j’ai
raccommodé les deux tiers de la tribune, qui était pourrie: à peine m’en
avez-vous remercié; je ne m’en suis pas seulement remercié moi-même; cela
n’a fait aucun bruit, tandis que M. Lefranc de Pompignan de Montauban jouit
d’une gloire immortelle.
Vous
me direz que cette gloire, il se l’est donnée à lui-même; qu’il a tout
arrangé, tout fait, jusqu’au sermon qu’on a prononcé à son honneur dans
l’église de son village; qu’il a fait imprimer ce sermon et la relation de
cette belle fête, à Paris, chez Barbon, rue Saint-Jacques, aux Grues ;
que quand on veut passer à la postérité, il faut se donner beaucoup de peine,
et que je ne m’en suis donné aucune. Vous avez craint, dites-vous, le sort
des prédicateurs modernes que M. Lefranc de Pompignan traite dans sa Préface
d’écrivains impertinents, comme il a traité les académiciens de Paris de
libertins, dans son Discours à l’Académie. Mais, mon cher pasteur, on
n’exige pas d’un curé de campagne l’éloquence d’un évêque du Puy.
Ne
pouviez-vous pas vaincre ma modestie, et me forcer doucement à recevoir
l’immortalité? Qui vous empêchait de comparer l’église du Tilloy (page 3)[1]
à la sainte cité de Jérusalem descendant du ciel? Ne vous était-il pas aisé
de me louer, moi présent? C’est ainsi qu’on en a usé à Pompignan: on
adressa la parole à M. de Pompignan, immédiatement avant d’implorer les lumières
du Saint-Esprit et de la vierge Marie. On a eu soin de mettre en marge: "M.
le marquis de Pompignan présent."
Quand
je vous ai fait de doux reproches sur votre négligence dans une affaire si
grave, vous m’avez répondu que c’est ma faute de n’avoir point pris le
titre de marquis; que mon grand-père n’était que docteur en médecine de la
Faculté de Bourges; que celui de M. de Pompignan était professeur en droit
canon à Cahors. Vous ajoutez que votre paroisse est trop près de Paris, et que
ce qui est grand et admirable à deux cents lieues de la capitale n’a peut-être
pas tant d’éclat dans son voisinage.
Cependant,
monsieur, il m’est bien dur de n’avoir travaillé que pour Dieu, tandis que
M. de Pompignan reçoit sa récompense dans ce monde.
M.
le marquis de Pompignan fait la description de sa procession[2] :
il y avait, dit-il, à la tête un jeune jésuite (page 32), derrière lequel
marchait immédiatement M. de Pompignan avec son procureur fiscal.
Mais,
monsieur, n’avons-nous pas eu aussi une procession, un procureur fiscal, et un
greffier? Et s’il m’a manqué le derrière d’un jeune jésuite, cela ne
peut-il pas se réparer?
M.
Lefranc rapporte que M. l’abbé Lacoste officia d’une manière imposante:
n’avez-vous pas officié d’une manière édifiante?
Nous
avons entendu parler d’un abbé Lacoste qui en imposait en effet: c’était
un associé du sieur Fréron, et on fit même un passe-droit, ce dernier pour
avancer l’abbé Lacoste dans la marine; je ne crois pas que ce soit le même
dont M. de Pompignan nous parle.[3]
Au
reste, monsieur, l’église du Tilloy avait un très grand avantage sur celle
de Pompignan: vous avez une sacristie, et M. de Pompignan avoue lui-même
qu’il n’en a point, et que le prêtre, le diacre, et le sous-diacre, furent
obligés de s’habiller dans sa bibliothèque. Cela est un peu irrégulier;
mais aussi il a parlé de bibliothèque au roi il est dit en marge (page 31)
qu’un ministre d’État a trouvé sa bibliothèque fort belle[4] ;
on y trouve une collection immense de tous les exemplaires qu’on a jamais tirés
des cantiques hébraïques de M. de Pompignan, et de son Discours à l’Académie
française; tandis que les petits écrits badins où l’on se moque un peu de
M. de Pompignan sont condamnés à être dispersés en feuilles volantes
abandonnées à leur mauvais sort sur toutes les cheminées de Paris, où il
peut avoir la satisfaction de les voir pour les immoler à sa gloire.
Il
est dit même dans le sermon prononcé à Pompignan que Dieu donne à ce marquis
la jeunesse et les ailes de l’aigle, qu’il est assis près des astres (page
14), que l’impie rampe à ses pieds dans la boue, qu’il est admiré de
l’univers, et que son génie brille d’un éclat immortel
Voilà,
monsieur, la justice que se rend à lui-même le marquis, tandis que je reste
inconnu au Tilloy.
On
ajoute que M. le marquis eut ce jour-là une table de vingt-six couverts (page
38); je vois que la Renommée est aussi injuste que la Fortune: nous étions
trente-deux le jour de la dédicace de votre église, et cela n’a pas
seulement été remarqué dans Montargis.
Enfin
il est parlé de Mme la marquise[5]
de Pompignan, et on n’a pas dit un mot de Mme de L’Écluse ; on se prévaut
même du jugement du sieur Fréron, qui appelle cette partie du sermon une églogue
en prose (page 36), éloge qu’il donne aussi aux vers de M. de Pompignan.
Enfin
M. de Pompignan jouit de tous les honneurs possibles, depuis son beau Discours
à l’Académie française; la France ne parle que de lui, et je suis oublié
je demande à messieurs de l’Académie si cela est juste.
[1]
Voltaire
se réfère expressément à l’ouvrage de l’abbé Fr.-Ch. de
Saint-Laurent de Reyrac (né en 1734, mort à Orléans le 22 décembre 1782) :
Discours prononcé (le 24 octobre 1762) dans l’église de Pompignan, le
jour de sa bénédiction, par M. de Reyrac; A Villefranche de Rouergue,
chez Pierre Vedeilhié; à Paris, chez J. Barbou, rue Saint-Jacques, aux
Cigognes; 1762, in-8°.
[2]
A la suite du Discours de Reyrac était imprimée une Lettre au
sujet de la bénédiction de l’église de Pompignan, que Voltaire cite
aussi exactement.
[3]
L’abbé Lacoste, qui bénit l’église de Pompignan, était grand chantre
du chapitre de l’église cathédrale de Cahors. Voltaire fait semblant de
le confondre avec un autre abbé Lacoste, condamné aux galères en 1760, et
mort ayant d’y être arrivé.
[4]
En marge de la phrase où il est dit que la bibliothèque de Pompignan est nombreuse
et savante, on lit: « Je parle ici d’après le témoignage
d’un ministre célèbre. »
[5]
Marie-Antoinette-Félicité de Caulaincourt.